Parler d'Europe, celle avec une majuscule, donc, l'institution européenne, est aisé puisque cela consiste à ressasser des évidences soigneusement ignorées par l'ensemble des commentateurs professionnels de la chose. Et soyons honnêtes : l'Europe n'est certes pas le seul sujet ainsi traité en France, mais c'est le seul dont on puisse parler sur Publius.
La fin de la campagne des européennes invite par ailleurs l'honnête homme à quelque retenue sur le fond, même si l'on peut se demander qui pourrait trouver dans les jours à venir des raisons de changer le choix qu'il a certainement fait depuis plusieurs années sur la conduite des affaires européennes, tant, en Europe, de par la nature même du processus de prise de décision, seule la constance paie. Aussi parlerons-nous plutôt de l'élection elle-même, et de l'enjeu qu'elle représente réellement pour les partis, et surtout, ses ténors.
Le fonctionnement des partis politiques de gouvernement du moins a pour conséquence de valoriser l'action particulière d'un très petit nombre de ses membres : celles et ceux que le goût du pouvoir incite à se prêter aussi souvent qu'on le leur permet au redoutable exercice de la prise de parole en public, généralement médiatisée. L'intérêt de ces professionnels de la politique est, comme celui du travailleur ordinaire, de ne se fermer aucune perspective professionnelle possible, tant est par nature incertaine une carrière politique.
C'est ce qui pousse quiconque parvient à grimper sur une estrade pour s'exprimer publiquement dans le cadre de l'activité de fonctionnement ordinaire d'un parti de gouvernement à rechercher, avant toute chose, la respectabilité.
La respectabilité est cette chose indispensable pour accéder à quelque position prestigieuse que ce soit, y compris et notamment l'investiture majeure d'un parti de gouvernement pour une élection capitale, mais aussi les positions clés au sein des institutions collégiales, ouvertes aux politiciens, telles la CNIL en France. C'est cette chose à laquelle, par exemple, Bové, Laguiller et Besancenot auront renoncé dès leur entrée en politique mais à laquelle aucun leader syndical représentatif n'a renoncé, bien au contraire.
Le temps où la respectabilité s'obtenait en portant simplement de sinistres costumes de prix guindant de beaux diplômes, prix et mérites est depuis longtemps révolue, comme l'auront compris les contemporains de Raymond Barre. Rechercher la respectabilité implique désormais, surtout depuis 2002, de défendre activement et farouchement les idées les plus conventionnelles face notamment au péril qu'on qualifie d'extrême que sont les idées moins conventionnelles, comme par exemple cette idée qui consisterait à dire que, peut-être, après tout, que l'Europe de Delors n'était peut-être pas une si bonne idée que cela.
Défendre des idées conventionnelles est intrinsèquement difficile, puisque, de par leur nature même, elles ne reposent pas sur des fondements raisonnés, avec des motivations explicites, fortes, grandes et belles, mais sur des renoncements réputés nécessaires. Ces renoncements incarnés, par exemple par cette idée selon laquelle refuser Lisbonne, c'est vouloir Nice, ou cette idée selon laquelle la règle de l'unanimité est mauvaise, parce qu'elle est effectivement difficile à gérer, c'est à dire, trop difficile pour des politiciens se donnant la quête de la respectabilité comme limite indépassable de leur pratique politique. J'attribue d'ailleurs à cette caractéristique saillante le flou argumentatif et les procédés racoleurs qui semblent caractériser l'ensemble des spots institutionnels en faveur de l'Europe créés ces derniers temps, dont l'atonie ferait passer le "Change we can believe in" d'Obama pour un slogan pré-révolutionnaire.
Je reconnais aux Verts, et notamment en premier lieu à Alain Lipietz, d'avoir cherché une voie novatrice permettant de concilier respectabilité et audace en se risquant à des prises de positions parfaitement audibles et fermes sur l'Europe. Je remarque qu'il en aura payé le prix au sein de son propre parti dès 2001 (grandement aidé en cela par les relais médiatiques du Parti Socialiste, j'en conviens). Bien entendu, Jacques Chirac, et plus récemment, notre Président Nicolas Sarkozy auront tenté bien avant les Verts de conserver une sorte de respectabilité en tentant de faire progresser leur carrière politique en s'appuyant sur cette partie non-négligeable de l'opinion qu'est la droite la plus réactionnaire, et de ce fait, la moins respectable : mais ils se seront se faisant aliéné durablement une partie significative de l'opinion dans leur propre pays, ce qui leur interdisait de fait de prétendre porter en Europe l'opinion qui se croit éclairée de ce pays qui se croit grand qu'est la France. Car, enfin, à contempler le spectacle de notre scène politique intérieure et notamment les postures unanimement excessives adoptées par l'ensemble des partis de gouvernement, qui peut encore considérer l'opinion publique française comme l'opinion éclairée d'un grand pays ? Et en cela, le choix explicite des commentateurs respectables d'affirmer que l'opinion exprimée par les citoyens français à l'occasion du dernier référendum européen était l'opinion d'une population mal informée n'aura pas été neutre. Avec quelles conséquences exactes, me direz-vous ? Hé bien, essentiellement, sur ces mêmes commentateurs professionnels, professions politiques et périphériques (journalistes, fonctionnaires) incluses, tant ils se seront évertués à reporter les uns sur les autres, mais entre français, la responsabilité du manque réputé évident d'information des électeurs français sur l'Europe, l'élection par la suite d'un Nicolas Sarkozy comme Président de la République et l'analyse médiatisée de sa politique qui s'ensuivit ne contribuant guère à détromper tel parti-pris.
Maintenant, que je sache, vous avez tous, comme moi, grandi dans les cours de récréation : vous savez donc que lorsque les collectifs auxquels on vous assimile ("les élèves", "les filles Machin", "les CM2") perdent en respectabilité, la route s'ouvre pour les individualités assimilées à ces groupes pour se distinguer (donc, en bien) de ces collectifs, et notamment, pour sortir de la stratégie de dénonciation des autres membres du collectif ("c'est pas moi, c'est lui").
Pour un politicien français, aujourd'hui, face à un enjeu sur lequel l'intérêt des français ne se dément pas, des places sont à prendre, car s'il est bien une chose qui n'est pas près de changer en Europe, c'est la perception unanime que s'en font les partis de gouvernement de tous les états membres : un gros gateau à se partarger équitablement (et en vingt-sept langues) : gateau dont les parts ne sauraient revenir qu'aux mains de gens respectables.
Et ce, quel que soit le résultat de l'élection.
Alors, en considérant par ailleurs le caractère parfaitement minuscule que représente l'élection d'un Parlement Européen si peu puissant dans un seul pays, quel intérêt pour le politicien d'un grand parti de gouvernement français peut-il y avoir à mettre en jeu la respectabilité qu'on s'est soigneusement bâti en faisant campagne sans avoir la moindre chance, bien au contraire, de se voir récompensé pour ses efforts ? Au contraire, lorsque, comme par exemple Daniel Cohn-Bendit, Eva Joly et José Bové[*], vous disposez d'une certaine respectabilité à l'échelle européenne mais d'aucune en France, vous avez tout intérêt à exploiter l'immense espace vacant pour promouvoir les plus beaux idéaux européens qu'on puisse concevoir, avec d'autant plus d'ardeur que quoi que vous fassiez, il semble n'y avoir aucune chance pour que vous ayez rapidement à les mettre en oeuvre vu d'où vous partez. Vous me croyez cynique ? Détrompez-vous : les rares qui me lisent depuis longtemps savent que j'ai commencé à m'intéresser à l'Europe au cours de la campagne contre les brevets logiciels qui aura commencé en gros il y a dix ans. Quand cette bataille a commencé, il n'y avait que trois pelés et deux tondus plein d'orgueil à lever haut le drapeau des idéaux. Et même si rien n'est encore gagné, croyez-moi, bien du chemin aura été fait, en dix ans.
Alors, foncez !!
[*] C'est un fait méconnu, mais José Bové jouit, comme Alain Lipietz, d'une respectabilité certaine hors de nos frontières.... bien inférieure à celle d'Eva Joly ou Daniel Cohn-Bendit, mais pourtant...
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