Il est d'usage en certaines occasions de dire que l'on vote avec ses pieds, par exemple, pour exprimer le choix qu'on fait de recourir à une stratégie qui, à défaut d'être imprévue, n'avait pas été envisagée dans le cadre des grandes concertations préalables aux grands plans.
C'est sans doute un choix d'un tel type qui aura mené 98% des actionnaires d'Euronext, la bourse européenne fondée il y a quelques années, à l'initiative des socialistes européens, par la fusion des bourses de Paris, Amsterdam, Bruxelles et Lisbonne à choisir, en ce qui les concerne du moins, d'unir leurs intérêts à ceux des actionnaires du New York Stock Exchange, pour le meilleur et pour le pire, brisant le rêve européen de voir émerger un grand acteur européen des marchés financiers.
Ceux français parmi vous se souviennent certainement de la saga encore récente qui mena finalement Arcelor, le géant européen de l'acier bâti à grands coups de restructurations, à devenir un géant mondial en s'ouvrant aux capitaux indiens de Mittal Steel. Dans un registre plus franco-français, le spectacle de la tentative de privatisation express et quelque peu forcée de GDF pour sauver le « géant » Suez de l'appétit du pourtant très européen Enel, à moins qu'il ne s'agisse d'E-ON, anime encore l'actualité.
La fondation de l'Union Européenne, à la fin des années cinquante, reposait sur un constat que
d'aucuns, parmi lesquels votre serviteur, jugeraient pourtant
désespérant : les atrocités de la seconde guerre
mondiale n'ayant pas suffi à convaincre les élites
politiques européennes d'oeuvrer explicitement à rendre
leurs sociétés respectives politiquement solidaires les
unes des autres, il avait semblé judicieux de les rendre
tout simplement économiquement solidaires, de sorte à garantir, à
minima, la prospérité d'une part, et la paix des armes
d'une part. L'inter-pénétration des appareils
industriels nationaux et l'inter-dépendance qui en découlerait
rapidement rendrait rapidement toute guerre sur le sol européen
inimaginable : car toute l'ambition de puissance des uns ou des
autres ne serait jamais parvenue à maintenir bien longtemps à
son service un appareil industriel national devenu dépendant,
pour son fonctionnement courant, d'échanges avec ces régions
voisines du territoire national qu'on nomme l'Etranger.
C'est évidemment à juste titre que furent alors loués l'intelligence et le sens visionnaire dont firent preuve ces quelques hommes politiques pionniers de cette époque : force est cependant de constater qu'en politique comme en beaucoup de choses, toute bonne idée effectivement mise en oeuvre, le plus souvent contre toute probabilité, introduit de manière assez systématique des bouleversements sociaux suffisamment importants pour rendre assez rapidement contre-productive la simple continuation de la stratégie des visionnaires, attitude si fréquente dès lors que la tentation exégétique et l'adoration de l'oeuvre magnifiée supplantent la réflexion, l'énergie, l'ambition et, osons le dire, l'imagination. En un mot, qu'on reconnaît un projet brillant au fait que ceux qui s'en déclarent les héritiers exaltés se révèlent bien souvent à l'usage être de ceux les moins à même d'en prolonger les idéaux fondateurs, cette remarque valant pour le marxisme comme pour l'idée d'un marché commun à défaut d'une communauté économique européenne, idée qui semble à notre époque trouver ses propres limites.
Tout inventeur aura remarqué que les bonnes idées se caractérisent par le fait qu'on est jamais le seul à les avoir et même, à les avoir eues. Ce constat fonde d'ailleurs le principe chéri par les philosophes en général et les scientifiques en particulier de revue par ses pairs, ou même, l'espoir d'utilité du débat ou de l'éducation par rapport à la simple organisation de l'expression des préférences individuelles sous la forme de choix au mieux discrets, au pire binaires.
Les économistes, s'accordant
miraculeusement sur ce point, disent à peu près la même
chose en d'autres termes en soulignant que c'est toujours sur le
petit nombre d'idées qu'ils partagent tous qu'ils sont le plus
superbement ignorés dans les débats politiques, ce qui,
quand on y réfléchit, est parfaitement compatible avec
cette idée selon laquelle les personnes et les groupes de
pensée, de discours ou de pouvoir se revendiquant héritiers
d'une grande idée politique se révèlent être
rarement ceux à même d'entretenir le flambeau des
ambitions humanistes sans lesquelles l'idée même de
réflexion politique perdrait son sens.
Rares donc seront les économistes
à ne pas constater que l'économie s'organise désormais
mondialement, et en aucun cas à niveau européen. On
peut, je l'admets tout à fait, s'en réjouir, s'en
émouvoir ou le regretter, mais on ne peut guère le
nier. Tel n'était à l'évidence pas le cas en
1957, tel était pourtant déjà le cas en 1985 à
l'époque de l'Acte Unique, comme en témoignait pourtant
dans l'imaginaire collectif français de l'époque
l'affaire des magnétoscopes de Poitiers (de 1983) ou les
négociations de désarmement entre l'amérique
mondialisée et triomphante de Reagan d'un côté,
et la déclinante et autarcique URSS de Gorbatcheff.
Les grands projets qu'on aime à
qualifier d'européens tels que Galileo (le GPS européen),
Quaero (le moteur de recherche européen, concurrent de
Google), la Bibliothèque Numérique Européenne
(un autre concurrent européen de Google) ou Euronext (qui
était jusqu'alors destinée à devenir une bourse
européenne) auront, à l'évidence, fait
progresser ce qu'on nomme entre europhiles l'idéal européen,
c'est à dire, le renforcement institutionnel de l'actuelle
Union Européenne, cette machine à perpétuer
éternellement cette stratégie obsolète de
fraternisation entre européens par la construction d'une
communauté économique strictement européenne
destinée à se substituer à moyen terme aux
communautés économiques nationales, ceci évitant
aux élites politiques nationales de s'interroger sur l'art et
la manière d'oeuvrer à leur fusion effective plutôt
qu'à l'affrontement.
Contribuent-ils encore pour autant à
faire avancer les idéaux humanistes sans lesquels même
le grand projet politique d'Union Européenne n'aurait pas de
sens ? Vous l'aurez bien sûr compris : j'en doute.
Le bon sens dont se départissent
sans grande difficulté stratèges et artisans du
consensus invite à s'interroger sur la pertinence de vouloir à
notre époque continuer à construire des géants
européens des services, même publics. Mais après tout, le bon sens
est-il de bon conseil en ces matières, stratégiques,
donc, complexes ? On trouvera sans grande difficulté maints
arguments pour en douter.Cependant, je crois qu'on peut sans
équivoque constater que l'idée même de bâtir
une communauté de peuples par l'économie libérale
ne trouvera plus au sein des économistes contemporains le
soutien, pour ne pas dire, le renfort, qu'elle obtint des économistes du siècle passé
: non pas tant que la théorie relative ait évolué
: c'est juste le monde qui, entre temps, a changé.
La décision récente et
quasi-unanime des actionnaires d'Euronext de s'émanciper des
frontières européennes souligne, à mon avis avec
acuité, cette thèse. Il semble en effet que seules les
initiatives stupides ou sans intérêt soient appelées
à rester strictement « européennes », les
constructions fructueuses ne pouvant, à moyen terme,
qu'attirer fort logiquement l'intérêt d'acteurs
similaires extra-européens, invalidant donc toute idée
d'acteurs économiques purement européens contribuant de
manière significative à la construction européenne,
quel que soit le sens qu'on veuille donner à ce terme, du seul
fait de la proximité culturelle (ou la sujétion) entre
l'acteur économique et l'institution politique.
Peut-être convient-il à ce
sujet de se souvenir de cette leçon que nous enseignèrent
les fondateurs de l'Union Européenne et que ne répudieraient
sans doute pas les plus fervents libéraux selon laquelle les
plus solides associations sont toujours des associations d'intérêts,
et que celles-ci, dès lors qu'elles sont bien comprises, font
fi des frontières historiques, nationales, politiques,
culturelles et même religieuses, aussi étanches
soient-elles.
Bien entendu, une fois cette conclusion posée, et bien que la raison semble nous dicter de changer de route, bien d'autres directions pourraient être suivies.
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