J'ai lancé il y a quelques semaines l'idée d'interroger des européens, d'autres pays que la France, pour nous éclairer sur notre débat. L'idée était d'interroger non des politiques traditionnels, mais des blogueurs, habitués d'observer et de commenter la politique nationale et européenne, afin de bénéficier de leur point de vue éclairé.
C'est ainsi que je vais vous en livrer deux, déjà. Pour des raisons personnelles (naissance d'une fille, travail personnel, mobilisation sur publius himself), la publication de ces interviews, et la recherche d'autres, a pris du temps. Je m'en excuse auprès d'eux, et vous livre ces témoignages dans leur état.
On commence par Tobias Schwarz, qui est un des fondateurs et animateurs du blog collectif a fistful of euros, le blog de référence de commentaire de l'actualité politique et sociale en Europe. Tobias nous a fait l'amabilité de répondre en français, alors qu'il m'avouait ne pas l'avoir pratiqué depuis ses études ici. Je le remercie très chaleureusement pour ces réponses. Cette interview a eu lieu début mai, soit avant les élections en Rhénanie du Nord-Westphalie et les élections anglaises. Ce qui explique certains passages.
Qui êtes vous ?
Tobias Schwarz. Je suis un allemand, qui aura toujours une relation spéciale avec la France. D’un part parce que j’ai grandi dans une ville avec une telle relation - à Mayence, où on n’est jamais vraiment d’outre-rhin. D’autre part, parce que j’ai commencé d’apprendre le français en chantant « au clair de la lune » à l’école primaire avant de l’oublier au lycée où il fallait apprendre le latin. Mais surtout, j’ai eu la possibilité de passer un temps génial à Paris et de développer des amitiés franco-allemands personnelles en tant qu’étudiant en échange à l’ESSEC. Mais j’ai aussi eu l’opportunité d’étudier gestion et sciences politiques en Grande-Bretagne, et « chez moi », en Allemagne.
En 2002, quand la blogosphère était toujours presque entièrement dominé par des américains, j’ai commencé de communiquer ma « perspective allemande » en anglais sur www.almostadiary.de. Un an plus tard, David Weman avait l’idée d’établir un blog de groupe européen. Donc www.fistfulofeuros.net est né le 1 Septembre 2003. Même si la blogosphère Européene se développe principalement dans les marchés linguistiques spécifiques, il nous semble qu’on s’est bien placé dans un petit créneau.
Comment définiriez-vous votre attitude à l’égard de l'Union européenne et de la construction européenne : euroenthousiaste, eurosceptique, europhobe ? Pourquoi ?
Pour moi, comme pour chaque jeune européen qui a eu la possibilité de vivre dans une « auberge espagnole », n’importe où en Europe, l’unification Européenne ne consiste pas seulement en la signature télévisée des contrats et des conférences intergouvernementales, où des institutions à Bruxelles. Elle est aussi un processus très tangible, et parfois très personnel.
Sur le plan institutionnel, comparé à une bonne partie d’autres états membres, l’Allemagne a toujours regardé de manière plus favorable l’intégration multilatérale – et à ce titre, je suis effectivement allemand. Bien sûr, la coopération Européenne nécessitera toujours des éléments intergouvernementaux, comme il y aura toujours un rôle important pour des Etats nations en Europe. Mais je suis convaincu que l’avenir du continent est trop important pour continuer à jouer des jeux de compensation complexes avec un nombre croissant de joueurs-véto.
Donc je suppose mon soutien affectif pour l’intégration Européen est aussi élevé que mon soutien rationnel. Mais cela ne veut pas dire que j’oublie des domaines plus problématiques de l’UE comme on la connaît – ou, en fait, plus souvent, comme on ne la connaît pas : j’ai une amie anglaise, une « young Tory », qui était très eurosceptique jusqu’au moment ou elle devrait composer un dossier plus détaillé sur l’UE pour un séminaire de théorie politique. Je ne suis pas injuste en résumant sa position après avoir fini le dossier comme « si on n’avait pas déjà l’UE, il faudrait l’inventer. »
Certes, l’Europe souffre d’une manière de déficit démocratique comme on le déplore si souvent. Mais à mon avis, ce dont l’Europe souffre plus est un manque de compréhension – parfois fondamental. Malheureusement pour la classe politique européenne, il ne suffit pas d’établir des centres d’appels comme « Europe Direct » - il faut aussi expliquer aux citoyens pourquoi ça vaut le coup de l'appeler.
Etes-vous partisan ou opposé à la constitution européenne ? Pourquoi ? Quels sont, selon vous, les principaux progrès ou reculs du traité ?
Je crois que ma réponse à cette question est déjà évidente à cause de la dernière. La constitution offre des avantages institutionnels prononcés par rapport au statu quo sur le plan administratif, et elle pourrait donner une nouvelle dynamique à l’intégration dans un moment où la « justification classique » de la coopération européenne a perdu une bonne partie de sa puissance persuasive et permissive [NDversac : permissive, anglicisme, à entendre comme une Europe accordée implicitement par les citoyens, concept qui reviendra dans l'interview, je n'ai pas trouvé de traduction appropriée] - précisément à cause du succès de l'Europe. La constitution me semble une réaction raisonnable aux défis communs et était – probablement - le seul compromis achevable. Personnellement, j’ai aussi des réserves à propos d’un certain nombre de projets européens, notamment dans le domaine de la « justice et des affaires intérieures ». Mais je ne vois pas d’alternative réaliste au texte proposé.
Comment perçoit-on la constitution européenne dans votre pays ? Sur quels sujets le débat se concentre-t-il ?
Si « l’Allemagne » montre un intérêt plus important concernant la constitution Européenne en ce moment, celà n'a rien à voir avec la France. En général, à l’exception de quelques campagnes, le consensus permissif concernant « l’Europe » est toujours largement intact. En plus, l’Allemagne est a présent trop occupée de se pitier de soi de se plaindre d'elle-même. Les allemands ont peur de l’avenir, surtout sur le plan économique. Politiquement et emotionellement bouleversé par des taux de chômage augmentant sans cesse et - comme la France - par des mythes de rationalité économique, le discours s’est dirigé vers l’intérieur au lieu de l’Europe.
Les batailles les plus importantes entre le gouvernement Schröder et l’opposition excluent toujours largement l’Europe. Même pour les élections régionales importantes en Rhénanie-du-Nord-Westphalie dans quelques semaines le « oui » allemand pour la constitution n’est pas vraiment considéré comme un sujet de campagne.
Certains conflits entre les Länder (pour le moment majoritairement gouvernés par l’opposition fédérale (CDU/CSU)) et le gouvernement fédéral ont été réglés rapidement après que l’opposition eut senti que la vague en France tourne contre la constitution et que le chancelier Schröder se trouvait donc dans une situation désavantageuse, celle d'éviter l’apparition des doutes en France quant à la ratification allemande. Le 27 Mai, la constitution européenne sera donc ratifiée pratiquement unanime par le Bundestag et le Bundesrat. Après la ratification, il y aura encore la possibilité d’une révision de la constitution par la cour constitutionnelle allemande. Cela pourrait encore produire une situation problématique d’avoir la constitution ratifiée politiquement pendant le processus de contestation légale fondé sur la constitution allemande. Quand même, si une telle contestation aura lieu, elle aura lieu après le 29 Mai…
Comme allemand, comment voyez-vous le rôle de la France dans la construction européenne ?
Bien sur, l’intégration européenne est beaucoup plus que le rapprochement franco-allemand. Mais il me semble difficile de nier que cette relation se trouve toujours au cœur de l’UE, même dans une union de 25, et bientôt même davantage de membres. Comme il l’a dit Phillipe Delmas dans son livre concernant l’avenir des relations franco-allemandes en 1999 - “il a fallu quatre siècles de guerres pour apprendre à quel point la France et l’Allemagne ne pouvaient vivre que l’une avec l’autre.”
Après 1945, l’intégration européenne a émergé pour la France non pas juste comme un « mythe » – comme idéal justifié par soi-même – mais aussi, et plus que pour d’autres pays, comme une méthode, comme un instrument facilitant l’achèvement d’autres objectifs. Cette nature équivoque de la conception Française de l’Europe explique à mon avis une bonne partie de l’attitude changeante, parfois même contradictoire, de la France. Parfois, elle était un vrai champion d’intégration, parfois elle a bloqué tout progrès a cause de son propre agenda – surtout sous de Gaulle, mais aussi après.
La coopération économique, la réduction de barrières de commerce était considérée nécessaire après l’expérience des effets dangereuses de protectionnisme entre la première et la deuxième guerre mondiale. Donc, l’idée de la coopération européenne avait une justification absolue : la division du travail devrait rendre une confrontation armée entre des pays Européens impossible. L’agenda instrumental pouvait être compris, mais était évidemment moins noble – surtout concernant l’Allemagne. Comme le disait le scientifique politique français Alain Guyomarch – le but initial de l’Europe pour la France était d'endiguer l’Allemagne, puis de la faire payer pour la défense Européenne, et finalement, de lier la France a la RFA économiquement afin de bénéficier de ses succès pendant les « Trentes Glorieuses ». Le début de l’Europe institutionnelle est marqué par l’importance de ces deux aspects. Pour la France, L’Europe était aussi ce que la « relation spéciale » était un peu pour la Grande-Bretagne - un moyen de limiter les effets de la dominance Américaine pendant la guerre froide et aussi un moyen de retenir au moins une notion théorique de « grandeur » pendant la désintégration finale de leurs empires respectifs.
Pour la plupart de l’histoire de l’UE, en France comme ailleurs, « Europe» était une métaphore pour « paix et prospérité ». Donc, il n’est pas tellement surprenant qu’il y avait un consensus permissif pour la « construction de l’Europe » au sein des pays fondateurs, et aussi d'une bonne partie de ceux qui ont accédé à l’union plus tard. Mais le consensus permissif a aussi permis à la classe politique d’éviter un vrai discours public concernant l’UE. Mais l’absence de ce discours n'est devenue problématique qu’après la fin de guerre froide.
Bien que le Président Mitterrand ait « remplacé le socialisme avec l’Europe comme talisman” (comme un politologue avait appelé les changements de 1983), à partir des années 1980 la France n'a plus regardé l’Europe comme un « free lunch », mais dans une sens plus différencié – comme un développement en train de changer certains aspects associé au cœur du modèle socio-économique Français. Le cadre régulateur européen - le marché commun, l’union monétaire - se présentait durant les années 80 et 90 de manière différente par rapport à ce que la France connaissait : la délégation croissante de compétences aux institutions européennes menait à une situation où les gouvernements Français se trouvaient parfois dans une situation aussi réactive que proactive. Donc, l’Europe avait besoin d’une vraie nouvelle raison d’être.
Aujourd’hui la France se trouve de nouveau au centre de l’attention européenne – mais elle est ni la seule nation battant avec son identité « proto-européanisée », ni la seule défendant certains aspects de son modèle socio-économique spécifique. Aucun Etat membre peut éviter de répondre a la question fondamentale : est-ce que l’intégration Européenne augmentera la capacité de gouvernance (même indirecte) où est-ce qu’elle est une simple expression de la dégénération de cette capacité ?
Mais bien sûr, dans le contexte de l’histoire culturelle française, on comprend pourquoi la France d’aujourd’hui a parfois des difficultés à regarder l’européanisation - comme l’augmentation de l’interdépendence globale en générale – comme un défi et pas comme une menace. Même pour un observateur étranger comme moi, il y a une divergence marquée entre le rejet des changements socio-économiques et leur acceptation (inévitable et) incrémentale, muette mais constante.
La petite majorité d’électeurs français qui a favorisé la ratification du traité de Maastricht en 1992 a déjà montré l’écart croissant entre le discours politique et la réalité perçue. Mais même après cet avertissement, Il me semble que la classe politique française n’a pas pris le risque de s’engager dans un vrai débat afin de réconcilier les notions théoriques – toujours très vivantes – de l’exceptionnalisme français avec la réalité visible. Certes, cet échec de la classe politique est aussi un phénomène prononcé par les cycles électoraux, et n’est clairement pas limité a la France, mais comme la France est exceptionnelle dans un nombre de domaines, les conséquences de l’échec pourraient aussi être exceptionnelles.
En France « la République » est, il me semble, à la fois une forme de gouvernement, des symboles de patrimoine, une philosophie politique universaliste et la laïcité pour religion officielle. En plus, elle est construite sur des valeurs conflictuelles en théorie comme en pratique - liberté, égalité et fraternité – qui mènent à un idéal d’étatisme actif et différent de la philosophie plus libérale de la plupart des nations européennes, et – aussi – différent du « holisme théorique » allemand [NDVersac : le holisme, peu connu en France, mais principe fondateur en Allemagne, est un principe de l'inclusion sociale des individus dans le collectif]. De Gaulle a su unifier la France autour de sa « certaine idée ». Aujourd’hui, il me semble, la France devrait (re)construire cette certaine idée dans son nouveau contexte européanisé.
Si les français votent non le 29 mai, que pensez-vous qu'il va se passer ? Est-ce qu'une nouvelle constitution plus favorable aux intérêts français pourrait être adoptée ?
Répondre à la deuxième question est assez facile: « non ». Mais ce qui se passerait après un tel verdict français me semble moins évident. A mon avis, la question principale sera de savoir si le processus de ratification continuera dans les autres pays, surtout dans les Etats membres avec une population encore moins enthousiaste que les français ne le sont actuellement. Cette semaine, le premier ministre britannique, Tony Blair, a déjà déclaré qu’il n’y aura pas de referendum en Grande-Bretagne dans le cas d’un « non » français. Mais il y a des élections générales au Royaume-Uni la semaine prochaine, et après, on verra bien. Quand même, poursuivre le processus de ratification sera même plus risqué politiquement après que le « non » potentiel d’un membre fondateur aura créé une situation d’incertitude légale et politique en ce qui concerne l’avenir de l’UE.
Je suppose qu’il y a la possibilité d’un deuxième referendum en France - après les bouleversements politiques nationales inévitables - posant la question « vraiment pas ? » - si les membres qui ont déjà ratifié le texte peuvent convaincre les autres de continuer dans leurs efforts et si le résultat de ce processus sera « oui ». Je ne crois pas qu’une renégociation aura lieu – aussi parce que le « non » sera l’expression d’un sentiment de mécontentement général et donc difficile à guérir avec un « opt-out » simple dans un domaine spécifique. Par contre, si un possible « non » des français sera suivi par d’autres « nons », il faudra revoir les options. Il me semble trop difficile de prévoir la dynamique politique dans cette situation.
De toute façon, la France perdrait de l’influence politique en Europe et dépendrait davantage de la « bienveillance » de ses partenaires, surtout si les autres gouvernements gagnent « leurs » referenda. Stratégiquement, le « non » ne me semble pas une vraie option pour la France, a mon avis.
Tout en lisant et relisant les questions et réponses, je me demandais : que peut-on apporter dans un « commentaire » ? Doit-on « commenter » ou prendre et repartir sans signaler son passage ? Doit-on contribuer et alors faut-il une légitimité autre que celle d’être ?
Découvreur tardif de la « blogosphère », je n’en connais pas particulièrement les us et coutumes et en aurait-il, doit- s’y conformer ? Je ne peux donc me fier, comme Tobia, qu’à ce « pour moi » fait d’affect et de raison, résultat d’une laborieuse construction tributaire d’une « histoire » personnelle , atome interdépendant de la molécule humanité.
Mon commentaire est à situer dans le « camp » d’une vision europhobie appréhendée au ras des pâquerettes.
Pour que la construction européenne se poursuive il lui faut une large base humaine qui n’existera que par des échanges transversaux multiples et non institutionnels.
L’obstacle principal est la langue. C’est un problème qui me semble fondamental, comme beaucoup d’autres je n’en comprends qu’une ! Dire qu’il suffit d’en apprendre une autre n’est pas réaliste pour nombres d’entre nous. Cette « situation de handicap » individuelle doit être « compensée », c’est une urgence, car les peurs viennent le plus souvent d’un manque d’échange et de connaissance de l’autre.
Par ailleur j’ai justement apprécié cet intewiew qui rapproche plus qu’il n’éloigne.
Rédigé par : Bruno Corpet (Quoique) | 28 mai 2005 à 09:20
Désolé le correcteur mécanique et anglophone de mon texte en a dénaturé fondamentalement le sens en remplaçant un mot par un autre !!
« Mon commentaire est à situer dans le « camp » d’une vision europhobie appréhendée au ras des pâquerettes. »
Bien évidemment (de mon point de vue) il faut remplacer europhobie par europositive.
Merci de rectifier
Rédigé par : Bruno Corpet (Quoique) | 28 mai 2005 à 09:25
Merci pour cet entretien très intéressant Versac. J'en profite pour demander si l'un d'entre vous aurait un pointeur intéressant pour mieux comprendre « l'exception politique français » qui est une notion assez floue pour moi.
Rédigé par : Yannick | 28 mai 2005 à 09:37
On aurait pu nous consulter sur le passage de quinze à vingt-sept Etats membres, comme on l’a fait en 1972 pour le passage de six à neuf, au lieu de nous consulter sur un traité qui n’apporte aucun bouleversement comparable aux élargissements ou à la création de la monnaie unique.
En effet, juridiquement, ce traité modifie très peu la situation actuelle. La Charte des droits fondamentaux a une portée restreinte (art. II-111-2 et II-112-5) et répète (dans le meilleur des cas) des droits déjà garantis par la Constitution française et la Convention européenne des droits de l’homme. Le président du Conseil européen élu pour deux ans et demi sera un président d’assemblée, comparable au président de l’Assemblée nationale. Le ministre des affaires étrangères pourra parler d’une seule voix seulement si les vingt-cinq Etats membres se mettent d’accord sur un sujet. Et le droit de pétition se borne à officialiser une possibilité déjà existante : rien n’interdit aujourd’hui aux citoyens d’envoyer des pétitions, et à la Commission de les prendre en compte.
Les stipulations les plus controversées des traités actuels ne sont pas non plus remises en cause. On peut au contraire parler d’une aggravation : alors qu’« un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » figurait jusqu’ici seulement parmi les moyens d’action, ce sera désormais un objectif (art. I-3). Autre exemple, on préconisera dorénavant le libre échange intégral pour les pays en développement (art. III-292-2-e), alors que l’on parlait jusqu’à présent d’« insertion harmonieuse dans l’économie mondiale ». Ces changements peuvent surprendre, car de nombreux économistes affirment que le libre échange intégral est nuisible pour les pays en développement, et car même les libéraux considèrent le marché seulement comme un moyen et non comme un objectif. En tout état de cause, ces questions étant loin de faire l’unanimité, elles auraient peut-être dû relever de députés européens renouvelés tous les cinq ans, et non d’un texte placé au sommet de l’ordre juridique. Si les décisions politiquement sensibles ne relèvent ni des députés nationaux, ni des députés européens, pourquoi les Français s’intéresseraient-ils aux élections ?
Ces aggravations exceptées, ce traité apporte peu de modifications juridiques. Mais politiquement, l’utilisation d’un référendum le 29 mai permet de légitimer tous les changements intervenus depuis le dernier référendum. En effet, depuis le référendum sur le traité de Maastricht, les Français n’ont jamais été consultés sur des questions européennes. Ils n’ont donc pas encore apporté leur caution symbolique aux traités d’Amsterdam, Nice et Athènes. Or le traité d’Amsterdam a encouragé la flexibilité de la main-d’œuvre et du marché du travail, et le traité de Nice a interdit l’harmonisation sociale. Interdire à l’Union l’harmonisation sociale permet dans un premier temps à chaque Etat de conserver son système intact, mais dans un deuxième temps cela signifie que la concurrence les contraint tous à s’aligner sur le moins-disant social. Ces mesures sont reprises aux articles III-203 et III-210-2-a du traité constitutionnel. Elles resteront de toute façon en vigueur en cas de victoire du non le 29 mai, mais nous ne sommes pas obligés de leur apporter notre caution symbolique.
Le traité d’Athènes quant à lui a autorisé l’adhésion de dix nouveaux Etats membres. La réunification de l’Europe était bien entendu une nécessité historique. Mais il aurait peut-être été plus judicieux de la réaliser après avoir approfondi la construction européenne, car désormais vingt-cinq gouvernements ont droit de veto sur la moindre réforme institutionnelle, ce qui rend inenvisageable tout approfondissement réel. La seule possibilité serait éventuellement une coopération renforcée entre un petit groupe d’Etats, mais ce dispositif reste dans le traité constitutionnel, comme dans les traités actuels, purement théorique, car il est subordonné à des conditions de fond et de procédure extrêmement strictes.
Comme le montrent ces différents exemples, le renoncement de la France à certaines compétences n’accroît pas automatiquement la capacité d’action de l’Union européenne. Dans la plupart des domaines que nous avons évoqués, la France et l’Europe ont toutes les deux les mains liées, si bien que seul le marché disposera d’un pouvoir de décision.
On entend parfois que c’est la mondialisation qui nous contraint à réduire la capacité d’action du pouvoir politique et à nous aligner sur les Etats-Unis. Mais en réalité, les Etats-Unis n’abandonnent pas le pouvoir de décision au marché, ils sont extrêmement interventionnistes. Les objectifs de la banque centrale américaine sont à part égale la stabilité des prix et une croissance soutenue de l’économie et de l’emploi, alors que la banque centrale européenne doit assurer en priorité la stabilité des prix, ce qui a provoqué au dernier trimestre 2004 une diminution du PIB en Allemagne, en Italie, en Grèce et aux Pays-Bas. Le gouvernement américain utilise massivement la relance budgétaire, alors que la politique budgétaire est strictement encadrée au niveau des Etats européens et interdite au niveau de l’Union. Le traité constitutionnel imposera désormais une plus grande ouverture au commerce mondial (art. III-314), alors que les Etats-Unis se réservent le droit de mettre en place des mesures protectionnistes dès que l’exposition d’un secteur à la concurrence étrangère menace leur intérêt national. Les Etats-Unis n’abandonnent pas non plus leur pouvoir de décision aux autres Etats. A ce sujet, la Convention sur l’avenir de l’Europe a failli mentionner dans le projet de Constitution l’« indépendance » de l’Union européenne, mais elle y a renoncé pour ne pas paraître trop « défensive », notamment vis-à-vis des Etats-Unis.
Pourquoi imposer une telle impuissance politique à la France et à l’Union européenne ?
Cette tendance actuelle à la réduction du pouvoir politique devrait se poursuivre. Les Etats membres n’ayant d’ores et déjà plus le droit d’aider financièrement une entreprise ou une production particulière (mesure reprise à l’art. III-167), seule l’Union européenne pourrait désormais lancer de grands projets industriels comparables au TGV, à Ariane ou Airbus. Or, parallèlement à la campagne référendaire, Jacques Chirac milite au nom de la France pour réduire le budget de l’Union européenne à 1 % du PIB européen. Dans ces conditions, qui pourra entreprendre une action d’envergure ?
Notre avenir est indissociable de l’idée européenne. Mais pourquoi instrumentaliser celle-ci au service d’un affaiblissement du pouvoir politique ? On ne peut lier les mains de la France sans donner à l’Union européenne la capacité de prendre le relais.
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Et voici un entretien filmé très intéressant (découpé par argument) avec Jacques GENEREUX, professeur d’économie à Sciences Po :
http://www.lexpress.fr/info/monde/dossier/constitution/ow/videog.htm
Rédigé par : Lionel | 28 mai 2005 à 10:04