Mon nouvel ami Jacques Nikonoff continue son tour de la presse quotidienne avec une tribune dans Le Figaro appelant à la création d'une assemblée constituante européenne et fustigeant le "coup de force" de la Convention qui a rédigé le traité constitutionnel.
Ce qui n'est pas entièrement inexact : la Convention a effectivement interprété son mandat de façon très extensive, notamment en choisissant de ne présenter qu'un seul texte à la CIG alors qu'elle avait aussi la possibilité de faire plusieurs propositions de réformes institutionnelles, entre lesquelles les chef d'Etat et de gouvernement auraient pu choisir. Et, personnellement, je m'en félicite, dans la mesure où ce passage en force a fortement contraint, même si elle ne l'a pas hélas supprimé, la capacité de la CIG à mettre en charpie le texte issu de la Convention. Mais on peut évidemment contester le caractère canonique de la manoeuvre.
Ce qui est totalement faux, par contre, est cette affirmation de Nikonoff (je grasse) :
Lors de la réunion du Conseil européen à Laeken, en Belgique, les 14 et 15 décembre 2001, un constat assez lucide avait été établi de la situation dans l'Union. La déclaration finale indiquait que «l'Union doit devenir plus démocratique, plus transparente et plus efficace». Ce Conseil décidait donc de «convoquer une Convention rassemblant les principales parties prenantes au débat sur l'avenir de l'Union» et nommait M. Giscard d'Estaing à sa présidence. Il donnait à la Convention un but général : «Cette Convention aura pour tâche d'examiner les questions essentielles que soulève le développement futur de l'Union et de rechercher les différentes réponses possibles.» L'objectif était parfaitement raisonnable, mais à aucun moment cette déclaration de Laeken ne parle de Constitution.
En fait, la déclaration de Laeken du 15 décembre 2001 -que j'engage tout le monde à lire, d'ailleurs- mentionne le terme de "constitution" à trois reprises. D'abord en intertitre :
La voie vers une Constitution pour les citoyens européens
Ensuite, au sujet de la dernière question à laquelle il était demandé à la Convention de répondre :
Se pose enfin la question de savoir si cette simplification et ce réaménagement ne devraient pas conduire à terme à l'adoption d'un texte constitutionnel. Quels devraient être les éléments essentiels d'une telle Constitution? Les valeurs auxquelles l'Union est attachée, les droits fondamentaux et les devoirs des citoyens, les relations des États membres dans l'Union?
Cela dit, il est clair que la déclaration ne demande pas à la Convention de rédiger une constitution. Mais plutôt de proposer des recommandations quant à des révisions institutionnelles, comme l'avait fait Mitterrand en décembre 1992 en mettant en place le comité Vedel :
La Convention étudiera les différentes questions. Elle établira un document final qui pourra comprendre soit différentes options, en précisant le soutien qu'elles ont recueilli, soit des recommandations en cas de consensus. Avec le résultat des débats nationaux sur l'avenir de l'Union, le document final servira de point de départ pour les discussions de la Conférence intergouvernementale, qui prendra les décisions définitives.
Il est clair que la Convention est allée au-delà de l'esprit du texte. Mais on peut soutenir qu'elle en a respecté la lettre. Elle a effectivement remis des "recommandations" à la CIG. Ces recommandations prenaient peu ou prou la forme suivante :
Chers chef d'Etats et de gouvernement,
Conformément au mandat que vous nous aviez confié au sommet de Laeken, nous vous recommandons d'abroger les traités existants et des remplacer par le texte qui vous trouverez en annexe.
Cordialement,
Les Conventionnels
Il est intéressant de noter aussi que la déclaration de Laeken ouvrait la voie à une scission des traités, le traité constitutionnel ne reprenant que les dipositions institutionnelles, les droits et les valeurs de l'UE, en laissant le détail des politiques dans un autre traité :
Il faut ensuite réfléchir à un éventuel réaménagement des traités. Faut-il faire une distinction entre un traité de base et les autres dispositions des traités? Cette distinction doit-elle être concrétisée par une scission des textes? Cela peut-il conduire à faire une distinction entre les procédures de modification et de ratification pour le traité de base et les autres dispositions des traités?
Le traité constitutionnel introduit effectivement des procédures de révision spéciales pour la partie III, procédures qui ne sortent néanmoins pas du carcan de l'unanimité (bien qu'une permette de supprimer la phase des 25 ratifications). Mais la Convention a préféré intégrer l'odieuse partie III dans le texte constitutionnel. Pourquoi? Olivier Ferrand, le délégué national du PS aux questions européennes, donnait la réponse sur le blog d'AG2E (j'italicise) :
Giscard voulait une belle constitution "propre", courte, à la française, avec uniquement la partie I sur les institutions et la partie II sur les droits fondamentaux. C'est la gauche, socialistes, verts et communistes, qui a demandé l'intégration de la partie III.
D'abord, pour une raison de transparence. Pour connaitre les compétences de l'Union, il faut consulter une demi-douzaine de traités : Rome, Acte unique, Maastricht, Amsterdam, Nice... C'est complexe. L'idée était que les citoyens européens puissent connaître les compétences de l'Union en ne consultant qu'un seul document consolidé.
Ensuite, pour une raison politique. La gauche avait un agenda sur la partie III : elle voulait modifier les compétences de l'Union, pour y intégrer du social, les services publics, un gouvernement économique de la zone euro, de l'environnement, un ministre des affaires étrangères, la défense européenne... Et c'est ce qui s'est passé ! Lorsque Giscard a accepté d'ouvrir la partie III, une douzaine de groupes de travail se sont mis en place sur tous ces sujets et les demandes des conventionnels de gauche ont fusé. Beaucoup de demandes - par exemple la fiscalité ou la révision des statuts de la BCE - ont été bloquées par la droite. Mais beaucoup, aussi, sont passées, comme les services publics, la majorité qualifiée sur le droit du travail,la clause sociale horizontale, la reconnaissance des partenaires sociaux avec le sommet tripartite, la défense européenne, l'Eurogroupe.
L'histoire a de ces ruses, parfois.
@ Emmanuel
C'est très intéressant de découvrir clairement quel but avait été assigné à la Convention.
rapidement juste un point de détail sur votre billet:
"à aucun moment cette déclaration de Laeken ne parle de Constitution.
En fait, la déclaration de Laeken du 15 décembre 2001 -que j'engage tout le monde à lire, d'ailleurs- mentionne le terme de "constitution" à trois reprises.
"
A aucun moment la déclaration de Laeken ne parle de Constitution... mais elle en parle 3 fois! :o) Vous vouliez sans doute dire:"a aucun moment la déclaration de Laeken n'a demandé expressement à la Convention de rédiger une Constitution"... c'est juste pour que votre billet soit plus clair, j'ai eu un instant d'arrêt en lisant ça.
Pour en revenir au fond, et bien vraiment c'est très intéressant. On a un peu l'impression de découvrir de l'intérieur ce qui s'est fait et la logique qui a été suivie, comme si on était dans les coulisses. je n'ai pour ma part pas lu encore la déclaration de Laeken mais je vais m'y mettre je crois, ça doit en valoir la peine.
Et en vous lisant bien, je me dis: "mais bon sang pourquoi ne s'en sont-ils pas tenus au travail des parties I et II? Quel dommage!"
Je trouve que le travail qui a été fait sur la partie III est intéressant, et il vallait certainement la peine d'être fait. Mais pas sous cette forme (bon sang de bonsoir, je boue ;o) )!
Avec d'un côté une Constitution, qui, comme le suggérait un récent billet de Damien, n'aurait pas été la dernière, et d'un autre côté un traité reprenant pour l'essentiel le travail réalisé sur la partie III. Alors là je me serai posé beaucoup moins de questions. La démarche politique aurait grandement gagné en lisibilité et on ne serait pas à s'emberlificoter les pinceaux de chaque côté de la campagne.
Boutchave de boutchave ! :o)
Mais je commence à entrevoir que, peut-être, cette réserve n'est pas suffisante pour rejeter le TCE (j'ai l'encéphalo qui va écumer jusqu'à samedi soir je sens !)
Rédigé par : pikipoki | 25 mai 2005 à 17:50
@pikikopi : "Vous vouliez sans doute dire:"a aucun moment la déclaration de Laeken n'a demandé expressement à la Convention de rédiger une Constitution"... c'est juste pour que votre billet soit plus clair, j'ai eu un instant d'arrêt en lisant ça."
La phrase incriminée provient de l'article de Nikonoff. Je plaide non coupable (sinon du fait que la note ne soit pas assez claire).
"Et en vous lisant bien, je me dis: "mais bon sang pourquoi ne s'en sont-ils pas tenus au travail des parties I et II? Quel dommage!"
Je trouve que le travail qui a été fait sur la partie III est intéressant, et il vallait certainement la peine d'être fait. Mais pas sous cette forme (bon sang de bonsoir, je boue"
Je pense effectivement que le fait d'inclure la partie III (en tout cas le bout de partie III qui s'intéresse aux "politiques de l'Union) est une monstrueuse erreur stratégique au vu de la charge émotionnelle du mot "constitution". On a en déjà discuté.
En fait, la Convention était face à un dilemme : soit on laisse la partie III hors du texte, ce qui est beaucoup plus clair et logique pour un texte qui se dit constitutionnel, mais alors on s'interdit de la modifier. Soit on préfère tenter les modifications sur la partie III (et un certain nombre ont abouti) mais alors on obtient un texte hybride qui fait plus que prêter à confusion.
L'autre dilemme pour la Convention était de savoir jusqu'où ne pas aller trop loin dans la lecture extensive du mandat : s'ils avaient adopté, par exemple, la constitution Badinter, la CIG aurait certainement dit "vous êtes gentils les gars, mais on n'est pas prêts pour un truc comme ça" et le texte aurait eu toutes les chances de finir aux oubliettes.
Rédigé par : Emmanuel | 25 mai 2005 à 18:03
En fait ils se sont perdu en route !
"Les attentes du citoyen Européen
(...)
En résumé, le citoyen demande une approche communautaire claire, transparente, efficace et menée de façon démocratique."
Le travail est à refaire, le client refuse le résultat comme non conforme au descriptif du devis
Rédigé par : Quoique | 25 mai 2005 à 18:42
""L'histoire a de ces ruses, parfois.""
Oui, allez y comprendre quelque chose...
ça mérite bien sa place dans "En rire quand même" :)
Rédigé par : Starkadr | 25 mai 2005 à 19:32
@Emmanuel
Pourquoi la partie III n'aurait-elle pas pu être modifiée si elle n'avait pas été inclue au TCE?
Elle n'aurait pas été modifiée par ce texte, c'est une tautologie presque, mais existant dans un autre texte, celui-ci aurait bien pu faire l'objet de modifications ultérieures, non?
Rédigé par : pikipoki | 26 mai 2005 à 09:25
Merci Emmanuel pour celle note très intéressante. J'en profite pour poser une question aux publiens.
Si on fait une analogie entre la France et l'Europe, les parties I et II du TECE correspondraient à notre constitution, les directives européennes correspondraient à nos lois, mais à quoi correspondrait la partie III ?
Est-ce que cette partie III est nécessaire du fait que l'Europe est une coopération entre États ? Est-ce que celle-ci pourrait être retranscrite et déplacée dans les lois européennes ? Comment cela se passe-t-il dans les systèmes fédéralistes ?
Yannick
PS: Oui, je sais il y a un peu plus qu'une question... ;-)
Rédigé par : Yannick | 26 mai 2005 à 11:48
@Quoique : il y a confusion entre le constat et le mandat donné à la Convention.
@Pikipoki : "Elle n'aurait pas été modifiée par ce texte, c'est une tautologie presque, mais existant dans un autre texte, celui-ci aurait bien pu faire l'objet de modifications ultérieures, non?"
Bien sûr. Je disais seulement que les modifications n'auraient pas été faites par la Convention, mais par les chefs d'Etats réunis en CIG.
@Yannick : "Si on fait une analogie entre la France et l'Europe, les parties I et II du TECE correspondraient à notre constitution, les directives européennes correspondraient à nos lois, mais à quoi correspondrait la partie III ?"
Toujours problématique de faire une analogie entre la France et l'Europe... :-)
Disons que la partie III rassemble des dipositions qui seraient, en France, de l'ordre des lois organiques (dispositions institutionnelles) et des lois.
"Est-ce que cette partie III est nécessaire du fait que l'Europe est une coopération entre États ?"
C'est effectivement la justification depuis le début : on est dans le cadre d'un traité entre Etats, et les Etats veulent délimiter précisément, et dans un texte qui ne soit modifiable qu'à l'unanimité, la nature et le contenu des transferts de compétence.
"Est-ce que celle-ci pourrait être retranscrite et déplacée dans les lois européennes ?"
C'est évidemment faisable juridiquement. Le projet de constitution rédigé par Robert Badinter prévoyait de transformer les traités existants en lois organiques.
"Comment cela se passe-t-il dans les systèmes fédéralistes ?"
La constitution des Etats fédéraux précise la répartition des compétences entre les différents niveaux de gouvernement, mais va rarement aussi loin dans le détail des politiques que le TECE. Même s'il y a des dizaines d'exemples de dispositions inscrites dans les constitutions étrangères qui vont à l'encontre de notre conception française de ce que doit contenir une "constitution". C'est encore plus vrai pour les constitutions des Etats fédérés (par exemple : Etats américains ou Länder allemands).
Pour la route, un article de la constitution de l'Etat libre de Bavière :
"Article 131 Educational goals
(1) Schools shall develop the spirit and character of their pupils, as well as imparting knowledge and skills.
(2) The paramount educational goals are reverence for God, respect for religious persuasion and the dignity of man, selfcontrol, the recognition of and readiness to undertake responsibility, helpfulness, receptiveness to everything which is beautiful, good and true, as well as a sense of responsibility for the natural world and the environment.
(3) Children shall be educated in the spirit of democracy, to love the Bavarian homeland and the German people in a spirit of reconciliation.
(4) Girls and boys shall additionally be instructed in babycare, the upbringing of children and in housekeeping"
Rédigé par : Emmanuel | 26 mai 2005 à 13:21
@Emmanuel
>@Quoique : il y a confusion entre le constat et le mandat donné à la Convention.<
Je relevais justement que s'il n'était pas tenu compte du constat pour le mandat cela pouvait présager d'une incompréhension futur (aujourd'hui).
Rédigé par : Quoique | 26 mai 2005 à 13:31