Le chapitre 4 du titre III de la partie III apporte énormément de nouveautés par rapport aux traités actuellement en vigueur. Je modifie donc quelque peu ma méthode d'analyse, en ne vous proposant pas cette fois-ci une lecture linéaire article par article, mais une vue d'ensemble de "l'espace de liberté, de sécurité et de justice" mis en oeuvre par ce chapitre.
Ce chapitre couvre les articles III-257 à III-277. Il est subdivisé en 5 sections :
1. Dispositions générales
2. Politiques relatives aux contrôles aux frontières, à l'asile et à l'immigration
3. Coopération judiciaire en matière civile
4. Coopération judiciaire en matière pénale
5. Coopération policière
Avant d'en voir le contenu, revenons un peu en arrière, au moment de Maastricht plus précisément. Jusqu'à Maastricht, la construction européenne était uniquement économique (on parlait alors de CEE). Le traité de Maastricht a été le premier a incorporé d'autres politiques au niveau européen, d'où le passage de la CEE à l'UE. La structure retenue était dite "en piliers". L'Union reposait sur trois piliers : le premier (économique) correspondait aux politiques de la CEE, le deuxième à la PESC (politique étrangère et de sécurité commune) et enfin le troisième à la JAI (justice et affaires intérieures). Les mêmes institutions intervenaient dans ces trois piliers, mais avec des rôles différents selon les piliers. En gros, pour le premier pilier, il s'agissait d'une politique véritablement communautaire, alors que pour la PESC et la JAI on restait dans l'intergouvernemental. Le projet de constitution prévoit la suppression de la structure en piliers, et donc l'établissement d'un cadre unique pour la politique communautaire.
La conséquence, pour le sujet qui nous intéresse ici, est que la JAI se "communautarise". Au passage, elle est rebaptisée "Espace de liberté, de sécurité et de justice".
Voyons à présent ce qui change concrètement.
Tout d'abord, les politiques relatives aux contrôles aux frontières, à l'asile et à l'immigration deviennent des politiques communes. Cela signifie que la Commission a désormais le monopole de l'initiative législative en la matière, que la majorité qualifiée s'applique au Conseil, et que le Parlement voit son rôle reconnu par la procédure de codécision. Bref, ces politiques suivent désormais la règle standard des procédures communautaires.
Concernant plus précisément le contrôle des personnes aux frontières (art. 265), on note trois changements majeurs :
- la consécration du "système intégré de gestion des frontières extérieures" qui pourrait déboucher sur la création d'unités communes de gardes-frontières chargées d'appuyer l'action des autorités nationales
- la simplification des libellés sur les visas et les titres de séjour de courte durée
- le respect de la compétence de chaque Etat membre en ce qui concerne la définition de ses frontières, conformément au droit international
Au sujet de la politique d'asile (art. 266), l'innovation majeure est la création d'un statut uniforme et de procédures d'octroi et de retrait d'asile pour les ressortissants des pays tiers.
La politique commune d'immigration (art. 267) comprend la gestion des flux migratoires, le traitement équitable des ressortissants de pays tiers en situation régulière, la lutte contre l'immigration clandestine et contre la traite des êtres humains. La principale nouveauté concerne le fait que l'Union peut désormais adopter des mesures d'encouragement et de soutien à l'intégration des immigrés. Les Etats membres conservent toutefois leurs compétences pour décider du nombre d'admissions d'étrangers à des fins d'emploi.
En matière de coopération judiciaire en matière civile (art. 269), celle-ci reste limitée aux matières civiles ayant une incidence transfrontalière. Pour ce faire est inscrit dans le traité le principe de la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires. De plus, la liste des domaines dans lesquels l'Union peut adopter des "mesures de rapprochement" est élargie : assurer un niveau élevé d'accès à la justice, éliminer les obstacles au bon déroulement des procédures civiles, développement de méthodes alternatives de résolution des litiges, soutien à la formation des personnels de justice. La procédure de codécision et le vote à la majorité qualifiée sont la règle, sauf en matière de droit de la famille où l'unanimité est maintenue. Toutefois une clause-passerelle est définie sur ce sujet, qui permettrait au Conseil de décider le passage à la majorité qualifiée là-aussi.
En matière de coopération judiciaire en matière pénale (art.270 à 274), la procédure législative ordinaire devient également la règle (codécision + majorité qualifiée). Mais une clause d'emergency brake est introduite. Cela signifie que si un Etat estime qu'un projet européen porte atteinte aux aspects fondamentaux de son système judiciaire pénal, il peut saisir le Conseil européen (chefs d'Etats et de gouvernements) afin d'interrompre la procédure législative. Le Conseil peut alors demander à la Commission de revoir son projet ou décider de continuer la procédure ordinaire. Enfin, en cas de blocage sur ce sujet précis, le système de coopérations renforcées est simplifié puisque l'autorisation préliminaire est réputée comme accordée automatiquement dans ce cas-là. En matière pénale, le droit d'initiative législative est partagé entre la Commission et les Etats membres (une proposition doit réunir un quart d'entre eux).
Concrètement, comme en matière civile, le principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires en matière pénale est ancrée dans la constitution. Par ailleurs, la constitution prévoit que l'Union peut définir les infractions pénales et les sanctions portant sur une liste de crimes graves et transfrontaliers dans les domaines suivants : terrorisme, trafic de drogue, crime organisé, traite des êtres humains, exploitation sexuelle des femmes et des enfants, trafic d'armes, blanchiment d'argent, corruption, contrefaçon des moyens de paiement et criminalité informatique.
L'article 273 élargit les compétences d'Eurojust. Pour le moment, Eurojust peut demander à un Etat d'ouvrir une enquête sans que cette demande n'ait d'effet contraignant. Avec la constitution Eurojust pourrait lui-même déclencher des enquêtes pénales et coordonner les enquêtes et poursuites conduites par plusieurs autorités nationales sur une même affaire. De plus, les actions d'Eurojust seraient désormais soumises à la Charte des droits fondamentaux (partie II de la constitution), ainsi qu'à un contrôle juridictionnel de la Cour de Justice de l'Union Européenne (CJUE).
Par ailleurs, l'article 274 prévoit que désormais le Conseil, statuant à l'unanimité, peut établir un parquet européen à partir d'Eurojust (ce qui nécessite l'accord du Parlement européen). Ce parquet ne pourrait intervenir que pour combattre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union. Les tâches du parquet comprendraient alors la recherche, la poursuite et le renvoi en jugement des auteurs et complices de ce genre d'infractions. Une clause-passerelle permettant d'étendre le champ d'intervention du parquet européen est cependant prévue.
Concernant la coopération policière enfin (art. 275 à 277), il n'y a pas de changement majeur par rapport à ce qui existe déjà dans le TUE. Seule petite nouveauté, le Parlement européen exercera désormais un contrôle sur Europol, en association avec les parlements nationaux. De plus, les actes d'Europol devront respecter la Charte des droits fondamentaux et seront soumis à un contrôle juridictionnel de la CJUE.
Bilan : La suppression de la structure en piliers a des répercussions importantes sur les politiques en matière de justice et de police au niveau communautaire. La procédure législative ordinaire (codécision et majorité qualifiée) devient la règle. Cela me semble une avancée nécessaire et importante à partir du moment où les frontières intérieures ont été abolies. Une politique migratoire qui ne serait pas communautarisée pourrait avoir des conséquences politiques néfastes, comme on a pu le voir récemment avec la régularisation massive effectuée par le gouvernement espagnol. Rien n'empêche désormais les personnes ainsi régularisées de circuler librement dans l'espace Schengen, alors que tel n'était pas nécessairement le souhait des autres Etats membres. Par ailleurs, l'Union renforce ses outils en matières de lutte contre le terrorisme, les trafics en tous genres et le crime organisé, ce qui est le moins qu'on puisse attendre d'un espace transfrontalier intégré. L'espace de liberté, de sécurité et de justice peut donc être considéré comme la grande avancée de cette constitution en matière de politiques menées par l'UE, de la même manière que Maastricht était centré sur la politique monétaire. On en trouve d'ailleurs un bon indice dans l'article I-3 qui définit les objectifs de l'Union puisque celui-ci stipule désormais que "L'Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, et un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée". Si le deuxième élément n'est pas une nouveauté, le premier l'est, lui.
Concernant l'hypothèse d'une politique migratoire unifiée, on observera que la loi-cadre évoquée au III-267 § 2 figurait déjà comme une obligation de l'U.E. (traité d'Amsterdam article 63 p. 3 et 4). En ce sens, on passe ici d'une obligation à une simple promesse.
Par ailleurs, le protocole numéro 21 annexé à la constitution (relatif aux "relations extérieures des États membres en ce qui concerne le franchissement des frontières extérieures") prévoit que "les dispositions sur les mesures relatives au franchissement des frontières extérieures prévues à l'article II-265, paragraphe 2 point b) de la Constitution ne préjugent pas de la compétence des États membres de négocier ou de conclure des accords avec des pays tiers, pour autant que lesdits accords respectent le droit de l'Union et les autres accords internationaux pertinents". Ce protocole continuera donc de s'appliquer en attendant qu'émerge ladite loi cadre (qui, je le rappelle, figurait déjà comme une obligation du traité d'Amsterdam).
En l'attente de la loi cadre évoquée en III-267 § 2 (déjà évoquée comme une obligation à 5 ans dans le traité d'Amsterdam modifiant le traité instarant la communauté européenne article 63 p. 3 et 4).
On observera au passage à ce sujet que l'article 67 de ce même traité avait été modifié à l'occasion du traité de Nice constatant la difficulté qui s'était révélée à mettre en oeuvre les obligations nées de ce même art. 63.
La principale nouveauté est donc le pouvoir d'initiative (et donc, de choix de la date et du contenu) en la matière donné à la Commission Européenne sans obligation de délai, ce qui nous promet de grands moments sur les scènes politiques intérieures.
Il me semble quand même troublant de constater que la réputée difficulté à construire l'Europe ne semble guère exister dès lors qu'il s'agit de coopération destinées à favoriser liberté, propriété, et sécurité (thèmes qui n'intéresseront guère que ceux qui disposent des moyens d'exercer ladite liberté et seraient susceptibles d'estimer que l'existence de cette liberté pour tous soulève des questions de sécurité qu'il convient de traiter), alors que la reconnaissance par l'U.E. d'autres valeurs communes à la plupart des nations membres de l'U.E. (rôles autres que policiers, militaires, sécuritaires ou de régulation économique des états) par l'U.E. semble poser tant de difficultés insurmontables.
Rédigé par : Gus | 18 avril 2005 à 18:39
Félicitations pour tous vos commentaires,
mais pour cette partie qu'en est-il pour les articles 257 à 264 soit les dispositions générales ?
Sont ils inchangés car vous n'en parlez pas ?
Rédigé par : line oleum | 18 avril 2005 à 20:28
merci pour ces commentaire éclairants....c'est sûr que la partie sur l'espace de liberte et de justice compte parmi les plus novateurs. Il y a notamment cette conception que l'Union a pour mission d'"assurere l'absence de contrôle aux frontières intérieure, et de développer une politique de contrôle...des frontières exterieures....Voila une tâche dont elle est chargée directement..cela va loin tres loin.
Rédigé par : naiko | 18 avril 2005 à 22:20
@line oleum :
Il y a aussi des changements dans les "dispositions générales", mais je me suis concentré dans ma note sur ce qui me semblait le plus concret. Comme je l'expliquais au début de ma note, ce chapitre contient beaucoup de modifications, donc j'ai dû faire un choix dans la mise en avant de certains éléments.
Pour quand même illustrer quelques changements apportés par la section 1 de ce chapitre on peut noter que l'article 259 (et le protocole auquel il renvoie) donne un rôle particulier aux parlements nationaux sur les questions de l'ELSJ puisque le recours au mécanisme d'alerte précoce en matière de subsidiarité peut être déclenché par un quart des parlements nationaux (contre un tiers sur les autres sujets).
Mais, dans l'ensemble, les principales innovations m'ont semblé être détaillées dans les sections 2 à 5.
Rédigé par : Damien | 19 avril 2005 à 14:27
Damien : il me semble que le III-260, qui fixe le cadre par lequel le Conseil, sur proposition de la Commission, déterminerale cadre d'évaluation de la mise en oeuvre des politiques de l'Union relative à l'espace de "liberté, sécurité et de justice", est une importante nouveauté, ainsi que l'information de l'ensemble des acteurs énumérés.
Il y aurait certainement eu un peu plus de supporters du OUI à gauche si de telles dispositions avaient été envisagées, rêvons un peu, pour l'harmonisation des législations fiscales et sociales.
Rédigé par : Gus | 19 avril 2005 à 20:12
@Gus :
En fait, l'article 260 est l'application de quelque chose qui existe déjà, mais qui, vérification faite, n'était effectivement pas dans les traités précédents. Je ne sais en revanche pas si les Etats ont anticipé une mesure de la constitution (comme pour "M. Euro") ou si la constitution cherche à formaliser un peu une politique intéressante qui existait déjà (depuis peu ceci-dit).
Rédigé par : Damien | 19 avril 2005 à 21:59
Damien: les commentaires du Presidium et des rapporteurs français sur le site du Sénat ont souvent le mérite de présenter le fait que certains articles découlent effectivement de pratiques antérieures non-formalisées dans les textes.
Mais, encore une fois, je crois important, pour la clarté du débat, de bien établir ce qui relève stricto sensu d'accords formels antérieurs d'une part, et ce qui relève de l'action des services des affaires étrangères ou européennes des états membres d'autre part : juridiquement parlant, seul ce qui est formel compte.
Par ailleurs, le fait que les citoyens aient à se prononcer démocratiquement (c'est à dire, donner la plus haute légitimité possible en démocratie) à des pratiques qui n'en disposaient jusqu'alors pas n'est guère innocent, même dans une simple république. Bien entendu, s'il n'y avait pas eu de référendum, les choses auraient été bien différentes (c'est à dire, auraient été présentées en tant qu'élément du bilan des gouvernements : c'est d'ailleurs pour cette raison que "l'abominable traité de Nice" est à mettre au crédit du gouvernement Jospin/Chirac, en France du moins, et qu'il n'y a plus rien à en dire, puisque le peuple français a légitimement établi le bilan (global) de ce gouvernement.
Rédigé par : Gus | 19 avril 2005 à 23:04