Le débat sur la directive services, dite Bolkestein du nom de l'ancien commissaire européen au Marché Intérieur, a sans doute atteint son sommet cette semaine avec la réunion du Conseil européen à Bruxelles. Toute la presse s'est faite l'écho de la "victoire" de Chirac face à la Commission. C'est l'occasion d'essayer d'y voir un peu plus clair.
A première vue il n'y a pas de lien entre ce projet de directive et le traité constitutionnel. Le projet a été adopté par la Commission en janvier 2004, c'est à dire dans le cadre des traités actuels. Cependant, nul ne peut nier que le principe de libre circulation des services se retrouve dans la constitution (section 2 du chapitre 1 du titre III de la partie III).
Il n'est pas inutile de se pencher un peu sur le contenu de cette directive avant d'aller plus loin. Elle comporte en fait deux volets.
Le premier vise à encourager la liberté d'établissement en réduisant les démarches administratives qui entravent souvent cette liberté dans les Etats membres (création d'un guichet unique, etc.). Dans ce cas il convient de préciser que si une entreprise est établie dans un pays, elle se doit de respecter la législation de ce pays. Il n'y a pas de principe du pays d'origine ici.
Le second volet vise à faciliter les échanges transfrontaliers de services (la suppression des frontières étant évidemment un objectif majeur de la construction européenne depuis ses débuts). De très nombreux secteurs sont concernés (tous les services sauf les services financiers et les transports grosso-modo). Dans les faits les entreprises de services sont certainement les moins délocalisables. Qui va sérieusement faire appel à un plombier slovaque pour une fuite à Nantes ? Toutefois, avec le développement d'internet notamment, certains services s'affranchissent volontiers des frontières. C'est dans ce contexte que la Commission a décidé d'agir, alors que jusqu'à présent les avancées en la matière étaient minimes (c'est quand même l'application d'un principe reconnu par les traités depuis 1957). Contrairement au premier volet du projet, on parle donc ici de services proposables à distance. Soit par internet, téléphone, fax, etc., soit par détachement temporaire de travailleurs. C'est là que le principe du pays d'origine intervient. Ce principe stipule que c'est la législation du pays où est établie l'entreprise qui compte. Toutefois, il y a dans le projet de directive des limites à l'application de ce principe. Notamment en matière de droit du travail (salaire minimum, temps de travail, hygiène, sécurité...). En effet, dans ce cas-là, la directive sur le détachement temporaire des travailleurs de 1996 s'applique. Celle-ci stipule que les travailleurs doivent respecter le droit du pays dans lequel ils travaillent s'ils y restent plus de huit jours. Par ailleurs, certains secteurs ne sont pas soumis au principe du pays d'origine comme les services postaux, les services de distribution d'eau, de gaz et d'électricité ou encore l'immatriculation des véhicules pris en leasing.
Le projet de directive propose donc d'indéniables gardes-fous au dumping social, contrairement à ce qui est abusivement présenté un peu partout. Est-ce suffisant ? Difficile de le dire. Il me semble, à titre personnel, que certaines choses peuvent être améliorées en ce qui concerne les procédures de contrôle du fameux seuil des huit jours, ou clarifiées en ce qui concerne le respect des conventions collectives.
Que se passe-t-il maintenant ? Contrairement à ce qu'a dit Chirac, le texte n'est pas adandonné, mais poursuit "tranquillement" les étapes de la codécision. La députée européenne Evelyne Gebhardt (PSE-SPD), rapporteur sur le sujet, présentera son rapport à la commission Marché Intérieur du Parlement en avril. Elle proposera alors des amendements qui seront examinés par le PE lors d'une session plénière, sans doute en septembre. La Commission réécrira alors le texte en tenant compte des amendements proposés par les parlementaires, puis le texte ira devant le Conseil des ministres. Et caetera.
A quoi ont donc pu servir les déclarations de Chirac ? En termes de procédure communautaire, à pas grand chose en fait. En termes plus politiques, il s'agit peut-être de mettre la Commission sous pression au moment où sont renégociées les régles du pacte de stabilité. Ou, plus simplement, d'enrayer la montée du "non" dans les sondages en France.
Revenons à la constitution. On entend dire, notamment chez les socialistes partisans du "oui", que le nouveau traité permettra de s'opposer à ce genre de texte à l'avenir. Je suis très sceptique si on se place sur le strict plan juridique. La directive Bolkestein ne fait qu'appliquer les principes de liberté d'établissement et de libre circulation des services. Politiquement certains éléments pourront cependant peut-être peser de manière plus décisive, concernant les SIEG ou la protection sociale. Une plus forte harmonisation réglementaire sera sans doute réclamée par le Parlement, qui pourrait éventuellement s'appuyer sur quelques principes inclus dans le traité. Mais tout ceci est beaucoup plus politique que juridique.
Il y a tout de même quelque chose d'assez essentiel à mon sens qui va changer avec ce traité et qui concerne la transparence des débats. En effet, les régles de vote au sein du Conseil sont complètement modifiées par le traité constitutionnel. On passe au principe de double majorité (55% des Etats représentant 65% de la population). On gagne en lisibilité par rapport à la très complexe pondération issue du traité de Nice. On peut ainsi voir que rien que la France et l'Allemagne à elles deux représentent 31% de la population de l'Union (140 millions d'habitants sur 450). La minorité de blocage n'est pas loin. Tout le monde le voit, pas la peine de sortir la calculette pour les citoyens, ni d'agiter les bras dans tous les sens pour nos dirigeants. Par ailleurs, le traité constitutionnel impose la publicité des votes et des débats au sein du Conseil, ce qui n'est pas le cas actuellement. Tout le monde aura désormais connaissance de ce qu'ont voté ses représentants dans tous les cas de figure. Ceci accentue le contrôle démocratique sur les décisions prises et force les gouvernements nationaux à une certaine éthique de la responsabilité qui rend plus délicat les "c'est la faute à Bruxelles".
Le traité constitutionnel n'est donc pas sans incidence sur ce débat, mais pas forcément là où on le place habituellement. En clair, l'objectif de libéralisation des services reste, et restera d'actualité, quelque soit le résultat des référendums. Mais, avec une ratification, les débats seront plus transparents, les décideurs plus responsables et donc la pression citoyenne ou syndicale plus vérifiable, voire efficace. Ce qui peut avoir une certaine influence sur la méthode choisie (libéralisation seule contre libéralisation accompagnée d'un effort d'harmonisation progressive).
très beau premier post, Damien.
En fait, ce qui est critiqué dans la directive, c'est le "principe du pays d'origine", élargi à plein de secteurs. Ce principe est une libéralisation sans harmonisation, et on peut imaginer que le parlement le retoquera sévèrement. Espérons-le.
Ce principe n'est pas plus favorisé par la constitution qu'auparavant. De fait, il est d'origine jurisprudentielle. C'est la CJCE, en effet, qui lui a ouvert la voie lors de l'arrêt sur le fameux cas du "cassis de dijon".
En gros, dans l'affaire, les fabriquants de Cassis disaient ne pas pouvoir vendre leur liqueur en Allemagne, à cauise de législations inadéquates. La Cour de Justice a dans ce cas appliqué pour la première fois le principe du pays d'origine, en expliquant que, si la France avait légiféré sur le sujet, celà valait bien pour l'Allemagne aussi. Un bon français ne peut qu'être d'accord, et je suis sûr que M. de Villiers et M. Chevènement avaient applaudi cette sage décision, non de la commission, mais des juges de Luxembourg.
Le problème est la transformation de ce principe, qui peut s'appliquer de manière ponctuelle, pour des sujets peu dangereux, en une règle générale, opposable à quiconque souhaite ériger des barrières à l'entrée. Le risque est bien celui d'une concurrence fiscale, et d'une compétition des régulations un peu biaisée. Le risque du dumping fiscal et social existe, même si celui-ci est encadré, et s'il ne concerne que certains pans d'activité (et certainement pas la plomberie).
Quant au traité, effectivement, il ne permettra rien de plus que la garantie d'une meilleur prise de décision, plus transparente et démocratique, sur ce type de sujets.
Rédigé par : versac | 25 mars 2005 à 15:49
C'est effectivement l'extension de la jurisprudence "Cassis de Dijon" au secteur des services. En ce qui concerne le marché des biens, cette libéralisation découlant de la décision de la CJCE avait été accompagnée par des centaines de directives d'harmonisation secteur par secteur quand Delors était à la tête de la Commission.
Là, la Commission justifie son changement de méthode par le nombre de secteurs concernés (5000 je crois). L'harmonisation serait trop lourde et trop longue d'après elle. Ce n'est pas l'avis du Parlement. On verra ce que ça donnera au final.
Un autre élément du débat, que je n'ai pas évoqué dans ma note, est lié à l'élargissement de l'année dernière. La libéralisation des échanges de liqueurs entre la France et l'Allemagne n'a évidemment pas la même portée que la mise en concurrence avec les économies d'Europe centrale (même si je pense qu'une bonne dose de fantasmes circule aussi à ce sujet). L'idéal serait que cette libéralisation/harmonisation aille de paire avec un effort budgétaire accru pour aider ces pays. Mais là Chirac ne va pas jusqu'au bout de sa logique en s'opposant à toute augmentation du budget de l'Union. Parce que l'harmonisation réglementaire sans l'accroissement de prospérité à l'Est pourrait bien devenir un handicap dans le rattrapage nécessaire des économies d'Europe centrale.
Rédigé par : Damien | 25 mars 2005 à 16:00
Personnellement, je pense plutôt que le risque du principe du pays d'origine se situe dans les droits du consommateur, mais peut-être que la directive Bolkestein apporte des réponses satisfaisantes là dessus. En gros, si Eolas fait construire sa maison par un architecte polonais, et qu'il y a un problème de construction, est-ce qu'on applique le droit de la construction français ou celui de la Pologne ?
Rédigé par : Paxatagore | 25 mars 2005 à 17:53
Damien pourriez vous m'expliquer en quoi consisterait exactement un effort budgétaire à votre sens en parallèle à cette harmonisation?
Rédigé par : Henrotte Marie | 25 mars 2005 à 17:53
Paxa :
L'article 17 (par son point 21) du projet de directive dit que le droit du pays d'accueil s'applique aux contrats conclus par les consommateurs ayant pour objet la fourniture de services dans la mesure où les dispositions les régissant ne sont pas entièrement harmonisées au niveau communautaire.
J'imagine donc qu'on doit appliquer le droit de la construction français, non ?
Henrotte Marie :
Il s'agirait, dans le cadre de la politique de fonds structurels notamment, d'allouer plus d'aides aux régions d'Europe centrale en retard de développement. Or, plusieurs chefs d'Etat et de gouvernement (France, Autriche, Allemagne, Suède, Pays-Bas et Royaume-Uni, si je ne me trompe pas) ont exprimé le souhait que le budget européen ne dépasse pas 1% du PIB communautaire (son montant actuel grosso-modo), alors que les traités autorisent à aller jusqu'à 1.27%.
Rédigé par : Damien | 25 mars 2005 à 18:19
@Damien : bon, tout mes doute sont levés alors. E Viva Bolkestein !
Rédigé par : Paxatagore | 26 mars 2005 à 09:41
@ Paxa et Damien : absolument, la règle du pays d'origine ne s'applique, pour résumer, qu'aux conditions d'accès à la profession : le diplôme d'architecte polonais sera suffisant, de même que son immatriculation au registre professionnel polonais (notre répertorie des métiers pour les artisans, registre du commerce et des sociétés pour les commerçants et les sociétés, et le répertoire SIREN pour les professions libérales), sans qu'il ait besoin de plus de formaliéts en France. Pour le reste, tous ses employés détachés en France pour une missio nde plus de 8 jours seront soumis au droit social français (salaire, temps de tarvail, couverture sociale) et les contrats passés avec ses clients seront soumis au lieu de livraison de la prestation, suivant le droit commun.
J'assignerai donc mon architexte polonais devant les juridictions françaises, là même où j'ai trainé mes précédents architectes français.
Rédigé par : Eolas | 26 mars 2005 à 10:33
Il ne faut pas trop faire cas de cette directive, elle est dans le sens de la construction europeenne et tous le monde le sais, si elle n'avait pas ete la, nos demagos auraient trouve autre chose.
Parcontre Je vous trouve bien optimiste sur la constitution, j'aurai plutot tendance a en parler au passe vu le trend actuel. Perso cela ne me chagrine pas outre mesure car depnser tant d'energie a affiner le fonctionnement d'une europe politique (tout en integrant la turquie, ce qui est un non-sens) alors notre niveau en langue decline ( anglais/allemand) montre que l'on a perdu de vue l'objectif de la construction europeenne.
Rédigé par : fredouil | 28 mars 2005 à 17:42
Réveil les lecteurs de traité ;-)) Ce que veut entériner la désormains célèbre directive Bolkestein est DEJA dans les moeurs (un exemple des offres qu on reçoit en ce moment dans le secteur informatique http://tubbydev.typepad.com/offshore_programming/2005/03/bolkestein_dj_e.html )
Pourquoi parler de la lecture du traité alors que les gens votent sans le lire et en donnant leur avis sur ce qui se passe dans la réalité ?
Vous rappelez-vous le sketch de Le Luron qui imitait Georges Marchais ? A une question du journaliste, Georges Marchais répondait sur autre chose. le J disait "mais ce n'est pas ma question" et GM répondait: "mais c'est ma réponse".... Le Luron aurait pu faire une émission avec ce sketch le soir du 21 .... mai ;-)
Rédigé par : Pierre | 28 mars 2005 à 23:08
Pierre,
Effectivement, les gens risquent de voter sans avoir lu le texte du Traité. Mais ce n'est sans doute pas une raison pour en rajouter en mélangeant allègrement la constitution, la directive Bolkestein et l'off-shoring de prestations informatiques.
L'exemple que tu proposes sur ton site concerne la Roumanie, un pays qui n'est pas membre de l'Union. Il s'agit d'un pays tiers qui propose ses compétences en développement informatique à des entreprises françaises en jouant de deux avantages comparatifs : la proximité linguistique et la faiblesse relative de ses coûts salariaux. Est-ce scandaleux ? Faut-il, par exemple, que les Japonais, dont les coûts salariaux sont supérieurs aux nôtres, exigent une interdiction du commerce avec la France ? Faut-il, à l'intérieur même de l'Europe, interdire aux entreprises françaises d'exporter biens et services vers l'Allemagne et la Belgique au prétexte que nos coûts salariaux sont inférieurs aux leurs ?
Les syndicats japonais, belges et allemands ne devraient-ils pas exiger que notre modèle social et nos niveaux de rémunérations ressemblent davantage aux leurs avant d'accepter d'entrer en concurrence avec nous ?
C'est toute la question de la légitimité du commerce qu'il faudrait remttre en question si l'on accepte d'aller dans cette direction. Certains le font d'ailleurs, en refusant les concepts mêmes de concurrence et d'économie de marché. Mais pour mettre quoi à la place ? Il faudrait peut-être nous le dire...
Rédigé par : Hugues | 29 mars 2005 à 11:42
« Certains le font d'ailleurs, en refusant les concepts mêmes de concurrence et d'économie de marché. »
Quelle mauvaise foi ! Pourquoi caricaturer et diaboliser ainsi vos adversaires ?
Il me semble qu'il y a plus qu'une nuance entre votre caricature et le refus de voir la libre concurrence érigée en valeur universelle, bonne en soi dans tous les domaines !
Rédigé par : Cobab | 29 mars 2005 à 11:51
Je ne vois pas en quoi il est caricatural de dire que certains courants de pensée remettent l'économie de marché en question. Et je ne supprime aucune "nuance", je pose juste une question à laquelle votre commentaire ne donne pas de réponse.
Rédigé par : Hugues | 29 mars 2005 à 11:58
Vous continuez dans la mauvaise foi : vous disiez "refusent les concepts mêmes d'économie de marché", maintenant vous diluez "remetre en question" : c'est déjà très différent.
Mauis je répète que ce qui esty refusé, c'est la quasi primauté de la concurrence sur les autres valeurs, c'est l'idée qu'elle soit un objectif désirable en soi, et non un moyen.
quant à la "question" que vous prétendez poser, je ne peux y répondre : elle est purement rhétorique. Il ne s'agit nullement de supprimer le commerce, d'interdire le commerce avec des pays à plus fort coût salarial où je ne sais quoi, quelle idée ! Il s'agit de refuser au contraire le raisonnement selon lequel puisque nous commemçons avec des pays où il est inférieur, nous devrions obligatoirement réduire encore le coût du travail.
Rédigé par : Cobab | 29 mars 2005 à 13:01
Cobab,
Je ne dilue rien du tout et je ne suis pas de mauvaise foi. Quant à ce "raisonnement" sur la réduction de notre coût du travail, où trouvez-vous ça ? Dans la constitution ? Dans la directive Bolkestein ? Dans ce que j'écris ? Je ne pense pas... Vous le trouvez peut-être au MEDEF, mais je ne crois pas qu'il s'agisse d'une question européenne.
Rédigé par : Hugues | 29 mars 2005 à 14:23