Il s'agit là de parler de la justice comme institution, en réalité de la coopération entre les différents tribunaux de l'Europe, et non de la justice comme valeur.
Longtemps, l'organisation judiciaire des Etats membres de l'Union européenne n'a été que peu affectée par la construction européenne. Cependant, depuis le traité de Maastricht, c'est-à-dire depuis que des objectifs politiques ont été assignés à l'Union européenne, la collaboration en matière judiciaire est un des objectifs de l'Union. C'est donc je voudrais parler, pour essayer de voir ce que nous dit la Constitution européenne dans ce domaine.
Deux sens. Tout d'abord, on peut noter que la justice apparaît sous deux sens dans la constitution : il est question de la justice, en tant que principe (la justice dans les rapports sociaux), et de la justice en tant qu'institution (les tribunaux). A cet égard, l'expression consacrée est celle d' "espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures". La coexistence des termes sécurité et justice laisse à penser qu'il s'agit plutôt de la justice au sens institutionnel et non du principe de justice. Selon l'article 3 de la constitution, "L'Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, et un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée". Cet espace de liberté, sécurité et de justice est donc défini comme l'une des deux grosses missions de l'Europe, avec la construction d'un marché unique.
Alors qu'est-ce qu'il y a dans "l'espace de liberté, de sécurité et de justice" qui nous concerne ? L'article I-42 donne des pistes : la reconnaissance mutuelle des décisions de justice, la coopération opérationnelle entre les services d'enquête,
Une compétence partagée. L'article 14, qui répartit les compétences entre les Etats membres et l'Union, indique que l'espace de liberté, de sécurité et de justice est une compétence concurrente de l'Union et des Etats membres. Cela signifie que tant l'Union européenne que les Etats ont vocation à intervenir sur cette question (sur les compétences, voire cette note en pdf sur mon blog).
La justice au niveau communautaire. Depuis la fondation de la CECA, il existe une cour de justice, qui s'appelle à l'heure actuelle "cour de justice des communautés européennes" (CJCE) et siège à Strasbourg. Le rôle de cette cour pour l'accroissement du droit communautaire est considérable. C'est elle qui fait appliquer le droit communautaire lorsque les Etats y manquent. C'est elle aussi qui veille à la cohésion juridique de l'ensemble, en annulant des décisions communautaires qui ne seraient pas conformes aux traités, par exemple. Mais son rôle est limité au droit communautaire, ce n'est pas du tout une "cour d'appel" au niveau européen : chaque Etat garde son propre droit et sa propre organisation judiciaire.
Tout cela n'est pas changé avec la constitution européenne, qui respecte donc la liberté interne des Etats-membres. La cour s'appellera maintenant "cour de justice de l'Union européenne" (CJUE).
L'introduction des droits processuels. Il y a toutefois une nouveauté importante : la deuxième partie de la Constitution prévoit une "charte des droits fondamentaux de l'Union". Les articles II-107 et suivants viennent élever au niveau européen des droits qui existaient déjà dans un autre ordre juridique, celui de la cour européenne des droits de l'Homme : présomption d'innocence, tribunal impartial, règle non bis in idem... Rien de très innovateur, mais l'existence de ces droits dans la Constitution est évidemment un plus, parce que progressivement, ils pourront être sanctionnés au niveau européen : on s'approche (à tout petit pas) de l'unification entre cour européenne des droits de l'Homme et cour de justice des communautés européennes.
Le contenu de l'espace de justic en matière pénale. L'union cherche à prévenir et à lutter contre la criminalité, la xénophobie et le racisme (art. III-257, §3), notamment par la coopération entre les polices et les institutions judiciaires, mais aussi par le rapprochement des législations pénales. Des lois cadres peuvent établir des sortes de "règles standarts" en matière de preuve, de droits des parties, ou de façon plus générale sur des éléments de procédure pénale. Tout cela se fera à l'unanimité, bien évidemment.
Les lois cadres peuvent également définir des infractions dans certains domaines graves et transfrontaliers (terrorisme, traite d'êtres humains, trafic de drogues, trafic d'armes, corruption, contrefaçon des moyens de paiement...) (art. III-271). Les Etats devront donc ensuite créer ces infractions dans leur droit interne, si elles n'existent pas déjà. De même, des lois cadres pourront, dans certaines conditions, définir d'autres infractions et leurs sanctions, aux fins d'harmonisation.
Le contenu de l'espace de justice en matière civile. Il s'agit de la reconnaissance des décisions civiles (art. III-257, §4). Ce point fait déjà l'objet de conventions entre les pays membres. Mais il y a aussi la possibilité de rapprocher les législations, les règles sur les citations en justice et les notifications des décisions (d'une décision d'un pays A à quelqu'un qui est dans un pays B), la compatibilité sur les règles en matière de compétences (droit international privé), la coopération en matière de preuve, le développement des modes alternatifs de règlement des litiges et la formation des magistrats. Le conseil peut aussi adopter des décisions sur le droit de la famille dans ses incidences transfrontalières, à l'unanimité (art. III-269).
Eurojust. L'unité "Eurojust", embryon de parquet européen, est consacré au niveau constitutionnel (III-273). Son rôle est un rôle de coordination judiciaire, un peu comme europol au niveau policier. Eurojust peut déclencher des enquêtes, proposer des poursuites, coordonner enquêtes et poursuites, La constitution prévoit (art. III-274) la possibilité de transformer Eurojust en parquet européen (c'est un projet proposé de longue date par Mme Delmas Marty), pour les atteintes aux intérêts financiers de l'Union exclusivement. Ce parquet européen pourra poursuivre les auteurs des infractions devant les juridictions nationales compétentes, il exercera devant elles l'accusation. Des procédures très complexes permettront ensuite d'étendre le rôle du parquet européen à d'autres infractions (criminalité "grave").
Un bilan. Le texte est porteur de promesses, et non de décisions. De nombreuses choses seront constitutionnellement possibles, mais cela ne suffira pas à vaincre les réticences des Etats, qui disposeront de moyens légaux importants pour différer ou empêcher l'adoption d'une loi d'harmonisation, pour créer un parquet européen... néanmoins, il y a des choses très intéressantes, et la possibilité, à long terme (à mon avis, au moins 20 ans) de voir se constituer quelques bases, en procédure civile, en droit et en procédure pénale, d'un "droit européen" commun à toute l'union. Les enquêtes seront facilitées, de même que l'exécution des décisions de justice dans toute l'Europe. Les choses se feront très très lentement, mais elles avancent, et ça me paraît grandement positif.
Les avancées ou promesses concernent essentiellement le droit pénal. (enquêtes,...) Quelles peuvent-etre les étapes de l'émergence d'un droit européen en matière pénale comme civile ? est-ce la direction que prend la constitution ?
Rédigé par : Scalp' | 16 février 2005 à 22:37
Oui et non. J'entendais justement répondre à ce genre de question dans un prochain billet.
Rédigé par : Paxatagore | 17 février 2005 à 11:04
Une petite question.
Dans le cas où une loi (ou une loi-cadre) précise une sanction civile ou pénale. Cette loi (ou loi-cadre) doit-elle être adoptée à la majorité qualifiée (si le domaine de compètence relève évidemment de décisions à la majorité qualifiée) ou à l'unanimité ?
Rédigé par : Emmanuel2 | 17 février 2005 à 13:44
La réponse est complexe, mais en gros : c'est la procédure normale.
S'agissant du droit civil, la loi ou la loi cadre est adoptée selon le droit commun (majorité du parlement + majorité qualifiée au conseil).
Sauf : en matière de droit de la famille, où le conseil statue à l'unanimité après consultation du parlement (une clause passerelle vers le droit commun est prévue).
S'agissant du droit pénal, c'est la procédure de droit commun. Il y a une procédure de "sonnette d'alarme" qui permet à un pays de bloquer le débat si la loi ou la loi cadre adoptée porterait atteinte aux principes fondamentaux de son système judiciaire (par exemple, pour la France : si une loi cadre prévoyait que le parquet ne serait plus exercé par des magistrats).
Sous réserves d'erreurs de lecture de ma part.
Rédigé par : Paxatagore | 17 février 2005 à 20:06
Peut-on en déduire qu'il faudra un large consensus pour que soit qu'une loi soit adoptée même en droit civil ?
Rédigé par : Scalp' | 17 février 2005 à 23:24
En matière européenne, il faut toujours un large consensus, de toutes façons, et quelques soient les textes. Ce n'est qu'après de très longues négociations que les pays se résolvent à mettre l'un ou l'autre d'entre eux sur la touche.
Rédigé par : Paxatagore | 18 février 2005 à 08:01
Paxatagore : merci pour ta réponse claire.
Je suis relativement impressionné par les progrès de l'Union dans les domaines du droit. L'union tend à devenir pleinement un état de droit.
Le nouveau traité constitutionnel devrait être un accélérateur sur ces questions.
Rédigé par : Emmanuel2 | 18 février 2005 à 12:13
Et la condamnation par la haute cour de justice anglaise de leur nouvelle législation antiterroriste au titre qu'elle viole un article des droits de l'homme ne peut que renforcer l'idée que la charte des droits fondamentaux doit être au centre des décisions de justice en Europe.
"on s'approche (à tout petit pas) de l'unification entre cour européenne des droits de l'Homme et cour de justice des communautés européennes."
On est du même avis même si je me base sur des considérations moins institutionnelles.
Petite question (peut-être posée à un mauvais endroit):
Est-il exact, comme je l'ai entendu dire, que la Charte des Droits Fondamentaux est "inféodée" (ou affaiblie face) aux articles de la partie 3 de la constitution? ce qui pourrait évidemment influencer en profondeur la vision et la portée du droit européen mais il s'agit là d'une vision sans doute plus politique que purement judiciaire.
Rédigé par : Frankie | 21 février 2005 à 04:50