Si les premières pierres de la construction européenne s'appuient sur des fondations politiques, voire romantiques (Victor Hugo) puissantes, la maison est d'abord une maison construite en droit (pour être plus précis, et pour reprendre une expression du monde du bâtiment et faire un mauvais jeu de mot : en ossature-droit).
Ce qui signifie essentiellement que jusqu'à présent l'Europe a été une puissance législatrice.
D'où la nécessité de poser quelques jalons à une réflexion sur la nature de l'Europe et ses besoins en architecture institutionnelle. L'objet de ce post est de dénoncer l'appareil conceptuel issu de l'idéologie de la séparation des pouvoirs.
Notre réflexion en matière d'analyse institutionnelle, il faut l'avouer, est souvent brouillée par les formules trop hâtives de l'idéologie de la "séparation des pouvoirs" héritée (notamment) de Montesquieu.
Cette formule, "séparation des pouvoirs", est ambigue et ne reflète pas la réalité de notre fonctionnement institutionnel.
Montesquieu distingue (Livre XI, Chapitre VI, de la Constitution de l'Angleterre, de l'Esprit des Lois) ce qu'il faudrait appeler des fonctions du pouvoir, en langage moderne :
- la fonction de faire la Loi,
- la fonction "exécutive" (que Montesquieu définit comme uniquement à la politique étrangère et la défense)
- et la fonction de juger. Aussitôt, son esprit porté à la généralité lui fait voir que la fonction de juger est en fait une sous-catégorie de l'exécutif, mais par subsumation de la loi. D'où cette formule : "le pouvoir de juger qui est en quelque sort nul". L'importance prise de nos jours par des formules à l'emporte-pièce, du type "gouvernement des juges", mais aussi par les décisions de justice (dans des domaines tout à fait divers, comme l'élection du président des Etats-Unis ou le coût des assurances des médecins), démontre bien que le pouvoir de juger n'est pas nul.
Si je parle de "fonctions" et non pas de pouvoir, c'est parce qu'il me semble que ce sont là des tâches différentes que remplit LE pouvoir. Ce n'est d'ailleurs pas autre chose que dit Montesquieu, (mais en mieux).
Vient ensuite la question des organes chargés de ces fonctions. La tradition politique occidentale a fait émerger trois types d'organes, à partir du modèle féodal de la cour :
- les parlements ;
- les gouvernements ;
- les tribunaux.
Chacun de ces organes obéit à une procédure distincte, qui lui dicte son organisation :
- les parlements délibèrent et selon des règles de majorité. Il faut donc préciser des règles sur l'initiative de la décision, l'examen des amendements, les modalités d'expression des uns et des autres. De nos jours, on ajoute également des règles sur le suivi des décisions. Le propre de ce type de décision est d'être prise assez lentement, entre le moment où un projet de décision est lancé et le moment où la décision entre en vigueur.
- les gouvernements délibèrent, mais ne votent pas (généralement du moins), ils adoptent une décision par consensus ou par des biais hiérarchique (le président ou le premier ministre décide). Les décisions sont prises de façon bien plus informelles. Les seules règles qui existent portent sur la composition du gouvernement et ses lieux et dates de réunion. L'absence de formalisme est possible parce que les gouvernements sont réduits (généralement pas plus de 40 personnes) et si possible unis par une direction politique forte. Généralement, également, les gouvernements délibèrent en secret.
- les juges délibèrent et votent, mais à la suite d'une procédure où les parties y ayant intérêt se sont exprimées. Les règles nécessaires pour ce type d'organe portent donc sur l'organisation du débat et sa loyauté, puisque l'idée est que les arguments sont invoqués par d'autres que ceux qui décideront. Dans certains systèmes idéologiques, on considère que leur mission est uniquement de dire quelle est la loi et de l'appliquer, tout autre rôle ne pouvant pas être légitime si les juges ne sont pas élus (voir les commentaires sous ce post, qui à mon avis traduisent bien l'incompréhension manifeste des Français pour la spécificité du débat judiciaire).
Ces trois fonctions supposent nécessairement ce qu'on pourrait appeler des "corps d'accompagnement", qui sont là pour aider à la fabrication de la décision.
- Les parlementaires s'appuient sur des assistants parlementaires, dont le nombre et l'organisation sont, en France, très réduits. Dans d'autres traditions politiques, ils sont également conseillés par les "lobbyistes", mais aussi par de véritables administrations (aux Etats-Unis). Les parlementaires sont censés être en lien direct avec leurs électeurs. Plus le lien entre électeur et parlementaire est idéologiquement puissant, moins les parlementaires sont entourrés d'assistants, suspectés de s'intercaler entre le parlementaire et le peuple.
- Les membres du gouvernement s'appuient quant à eux sur les administrations qu'ils dirigent et qui seront chargés de mettre en oeuvre leurs décisions. Naturellement, ces administrations se sont organisées de façon à être des forces de propositions. L'administration est d'autant plus puissante qu'elle est cumule deux rôles : celui de faire des avant-projets de décision et celui d'exécuter les décisions.
- Les juges s'appuient quant à eux, d'une part sur certains d'entre eux, chargés soit de constituer un dossier (le juge d'instruction, le juge de la mise en état, dans une très moindre mesure), soit d'avancer des arguments (le ministère public, le commissaire du gouvernement), et d'autre part sur les avocats.
Ce que voudrait la théorie de la séparation des pouvoirs, et que tout le monde s'est bien gardé d'appliquer, c'est de confier chacune des fonctions de l'Etat à un organe séparé et à un seul et de faire en sorte que les pouvoirs reconnus à chaque organe ne leur permettent cependant pas d'empiéter sur les autres.
Tant aux Etats-Unis qu'en Europe, la tradition politique a été autre. Les Etats-Unis se sont efforcés de s'approcher de cette vision des choses, tout en préservant certaines possibilités, par le jeu de ce qu'on appelle le check and balances. Quant à l'Europe, elle s'est livrée entièrement au parlementarisme politique, reléguant souvent (sauf en Grande-Bretagne) les juges à peu de chose. Elle a fait du gouvernement une émanation pure et simple de la majorité parlementaire. La puissance et la rapidité qui vont avec les pouvoirs d'un gouvernement ont permis aux gouvernements d'imposer leur vision aux parlementaires.
En outre, une chose a considérablement changé depuis Montesquieu, c'est la place et le rôle de la Loi dans nos sociétés. La Loi de Montesquieu, c'est d'abord la loi civile, une loi qui fixe des rapports à peu près intangible entre les citoyens. De nos jours, les lois sont un instrument d'une politique. Du coup, il importe que celui qui définit la politique ait les moyens de légiférer, mais aussi ceux d'exécuter sa politique.
Ce qui nous conduit à l'analyse de la Construction européenne, sous cet angle. La construction européenne est d'abord le souhait politique de la construction d'un espace économique unifié. Que ce souhait soit une fin en soit (position anglaise) ou un pas nécessaire pour la construction d'un espace politique (position des "pères fondateurs"), c'est néanmoins la direction qu'a pris l'Europe depuis 50 ans.
L'Europe s'est essentiellement dotée d'éléments juridiques lui permettant de mettre en oeuvre cette politique : les procédures les plus détaillées dans les traités comme dans le projet de Constitution portent sur la façon d'élaborer les lois européennes (je parle de loi au sens matériel, c'est-à-dire les règles générales et impersonnelles), et les objectifs à atteindre par ces lois.
De nombreuses critiques s'expriment contre la Constitution, en exposant qu'une Constitution, ce n'est qu'un cadre institutionnel et non des politiques. C'est là une vision du XVIIIème siècle. Mais nous sommes au XXIème siècle, et il est temps de se rendre compte que les cadres conceptuels hérités du passés ne correspondent absolument pas à notre pratique institutionnelle, politique ou juridique.
Notre pratique consiste à utiliser, au cas par cas, les trois types d'organes que nous connaissons, au service d'objectifs politiques. La séparation des pouvoirs est un concept dont l'utilité n'est plus qu'historique. Il a servi à assoir une forme de limitation de l'Etat, en le privant de certains moyens. Les évènements (notamment les guerres) lui ont permis de les recouvrer, et c'est une autre forme de limitation de l'Etat qui a pris le dessus : la limitation par le droit, avec la notion d'Etat de droit.
Au vu de ces bases, je me propose ultérieurement d'approfondir la question, à la fois en parlant de la notion d'Etat de droit, et en parlant, de façon plus pratique, sur les tourments institutionnels que représente la politique étrangère pour l'Europe.
Précision finale : Montesquieu est mille fois plus subtil que tout ce que je viens de dire. Son oeuvre est trop immense pour être résumée dans un médiocre post. J'estime simplement que sa postérité, trop simplifiée, abusivement simplifiée même, n'est plus le cadre par lequel nous devrions analyser nos intitutions.
Montesquieu a été mal interprétée en France par nos juristes et du coup par la science politique, qui se détachera progressivement de l'enseignement de droit constitutionnel pour devenir plus autonome (mais c'est un autre débat...).
La tradition juridique française beigne dans la séparation des pouvoirs... qui n'existe pas.
Montesquieu dénombrait trois puissances (c'est son propre terme) ou trois fonctions selon les termes de Paxatagore (bravo! je trouve que c'est d'ailleurs plus explicite).
C'est 3 puissance sont, comme l'a rappelé Paxatagore, la puissance exécutrice, la puissance législative et la puissance de juger. Le pouvoir est constitué de ces 3 puissances. Le but, pour Montesquieu, est d'arrivé à un système qui empêchera l'une de ces puissances d'abuser du pouvoir. Pour résumer, aucune de ces puissances ne doit totaliser le pouvoir.
Monstesquieu affirme que "par le mouvement nécessaire des choses, ces trois puissances sont contraintes d'aller, elles seront forcées d'aller de concert."
Si l'on comprend ce schéma complexe, on comprend mieux nos constitutions, texte distribuant des puissances entre plusieurs institutions (ou organes pour reprendre le terme de Paxatagore) en vue d'organiser le pouvoir. En France, par exemple, le Gouvernement a des compétences dans les 3 puissances.
La théorie de la séparation des pouvoirs est donc une caricature de la pensée de Montesquieu. Cette théorie n'est même pas un idéal-type vers lequel il faut tendre.
Cette erreur manifeste est un héritage de nos constituants révolutionnaires.
Je rejoins donc le raisonnement de Paxatagore quand il affirme qu':"il importe que celui qui définit la politique ait les moyens de légiférer, mais aussi ceux d'exécuter sa politique."
Mais je défends Monstesquieu qui n'est pas à l'origine de cela. Nos constitutants révolutionnaires, à l'instar de Sieyès et de son discours du 2 thermidor an III sur la séparation des pouvoirs, ont mal interprété et Monstesquieu et les institutions britanniques et américaines (peut-être qu'ils ont traduit power par pouvoir...;-) par exemple, dans le domaine des théories des relations internationales, balance of power est souvent traduit par équilibre des pouvoirs alors que c'est équilibre des puissances... mais bon je dérive.)
J'espère que mon propos n'a pas été trop confus et amène quelque chose (même modeste) à cet échange.
J'attends avec impatience la suite!
(Un petit lien sympathique sur les erreurs du droit constitutionnel français: http://www.droitconstitutionnel.net/erreurs.htm)
Rédigé par : Xavier | 27 novembre 2004 à 14:31
la parenthèse s'est glissée dans le lien. Le site est le suivant :
http://www.droitconstitutionnel.net/erreurs.htm
Rédigé par : Paxatagore | 27 novembre 2004 à 15:53
>>voir les commentaires sous ce post, qui à mon avis traduisent bien l'incompréhension manifeste des Français pour la spécificité du débat judiciaire : je commente donc en remarquant que selon Saint Just , le pire ennemi du peuple c'est lui même et que comme il n'y a pas de peuple européen, le peuple français ne risque rien ! sauf de la part de celui qui considère que la compréhension du "débat juridique" impose des limites à la démocratie , carl schmidt ??? peut être parler d'idéologie à propos de droit écrit ou de droit romain va très loin mais en quoi la common law est-elle naturelle ? enfin, une trace qui a son importance de la "séparation" dans le droit français est le droit administratif et l'existence du conseil d'etat ; il y a deux ordres juridiques en france le judiciaire et l'administratif et une distinction ( dont la convention montre la pertinence ) entre réglement, décret et lois d'où les célèbres décrets-lois de triste mémoire ; bref, il faut donc supprimer dans un état de droit les juridictions administratives ?
Rédigé par : thierry guitard | 23 mai 2005 à 14:05